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Cette «flexibilité» qui ne fait que s’aggraver

Les employeurs seraient terrorisés à l’idée d’embaucher, la faute à un marché du travail trop rigide. Un mythe ? Oui, les entreprises bénéficient déjà d’une grande souplesse qui se traduit par une plus grande précarité pour les salariés.

Paris, le 11 mars 2016. Illustrationsur le code du travail. COMMANDE N° 2016-0352 (Illustration Nicolas Haeni)
Par
Paul Bouffartigue
Baptiste Giraud
Chercheur au Laboratoire d'économie et de sociologie du travail d'Aix-en-Provence
Publié le 01/05/2016 à 17h11

Le projet de loi El Khomri vise à assouplir les règles juridiques qui s’imposent aux entreprises au nom de la compétitivité, de l’emploi, et de l’amélioration de l’accès des précaires au CDI. L’apologie de la nécessaire «flexibilisation» du marché du travail repose pourtant sur une vision de ce dernier totalement déconnectée des réalités. Aucune étude n’atteste d’un lien entre le niveau de protection garantie aux salariés occupant un CDI et le niveau de chômage. En revanche, toutes nos enquêtes conduisent à démonter le mythe de la «rigidité» du marché du travail français et de la surprotection de ses salariés. De fait, les risques juridiques et financiers supposément encourus par les entreprises en cas de licenciement ou d’infraction au droit sont en réalité très limités. Au contraire, les situations de précarité objective et subjective dans l’emploi sont, elles, déjà très étendues.

Un marché du travail déjà très (trop) flexible. Le CDI reste certes la forme d’emploi dominante : il concerne 86 % des salariés du privé. Il n’est pas pour autant synonyme de stabilité dans l’emploi. Un tiers (36 %) des CDI est rompu au cours de la première année. Un quart des salariés en CDI craignent de perdre leur emploi dans l’année à venir. Il faut dire que le code du travail ouvre beaucoup de possibilités aux employeurs afin de se séparer de leurs salariés, du moment que cette rupture est justifiée par des motifs personnels ou d’ordre économique.

Seuls un tiers des licenciements «économiques» s’accompagnent d’un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), incluant le versement d’indemnités compensatoires et des procédures de reclassement des salariés, cette procédure du PSE ne concernant de fait que les entreprises de plus de 50 salariés. Ces dernières années, les entreprises ont privilégié les suppressions d’emploi incluant moins de 10 salariés, ce qui leur évite de mettre en œuvre un PSE. Même en cas de PSE, la protection des salariés en CDI est faible : les élus du comité d’entreprise n’ont qu’un pouvoir consultatif, et le contrôle de l’administration du travail, rétabli en 2013, ne porte jamais sur sa justification économique. L’administration se contente de vérifier le respect des obligations de consultation et de négociation des partenaires sociaux, et veille surtout à ce que le «volet social» d’accompagnement des licenciements soit en adéquation avec les ressources financières de l’entreprise. Bref, nul n’empêche en France un employeur de licencier, a fortiori lorsque l’entreprise rencontre des difficultés économiques objectives.

Quant aux prud’hommes, instance composée à parité de représentants syndicaux et patronaux, le nombre de saisines reste en réalité stable : autour de 200 000 chaque année. Et s’ils sont plus souvent sollicités par les salariés, essentiellement pour contester leur motif de licenciement, rien n’indique - contrairement à une légende qu’entretiennent les représentants patronaux - que les conseillers prud’homaux soient plus indulgents avec les salariés qu’avec les chefs d’entreprise : qu’elles soient déposées à l’initiative de salariés ou de chefs d’entreprise, trois quarts des plaintes obtiennent une décision favorable de la part de cette instance. L’acharnement de l’ensemble des derniers gouvernements à vouloir faciliter les possibilités de rupture de CDI est d’autant plus incompréhensible que les directions d’entreprise ont déjà à leur disposition des procédures alternatives au licenciement. Le dispositif des «ruptures conventionnelles» connaît un succès considérable : 350 000 en 2015. Et, bien sûr, pour renforcer la flexibilité de leurs effectifs, les entreprises usent du recours aux CDD et à l’intérim, et souvent de façon abusive, comme outils d’allongement des périodes d’essai.

Après trente années de politiques de flexibilisation du marché du travail que le gouvernement souhaite poursuivre, force est de constater qu’elles ont pourtant échoué à résorber le chômage. Elles n’ont eu que pour effet de plonger des fractions entières du salariat dans des situations d’insécurité face au risque de perdre leur emploi.

Développer la précarité pour tous ne changera rien pour les plus précaires. L'argument selon lequel faciliter encore les ruptures CDI favoriserait la stabilisation des travailleurs plus précaires n'a aussi aucun fondement empirique. De telles mesures auraient d'abord pour effet d'étendre le sentiment d'insécurité économique chez l'ensemble des salariés, et d'entraver encore plus leur capacité à faire valoir leurs droits. De fait, on peut déjà observer que les salariés craignant de perdre leur emploi, surtout lorsqu'ils sont en CDI, hésitent plus à faire valoir leurs droits. Selon une récente étude de la Direction de la recherche et des statistiques du ministère du Travail, ils ont plus tendance à venir travailler malades, à accepter les dépassements horaires sans compensation, ou à ne pas respecter les consignes de sécurité. Le sentiment d'insécurité d'emploi contribue ainsi directement à la dégradation des conditions de travail et de la santé (1). Et ce, alors que la loi El Khomri porterait un nouveau coup à la médecine du travail et qu'à peine 5 % des infractions au droit constatées par l'inspection du travail font l'objet d'un procès-verbal.

Par ailleurs, la segmentation de l’emploi, entre CDD et CDI résulte de causes bien plus profondes que l’inégalité des garanties juridiques qu’offrent ces divers contrats de travail. Elle tient d’abord au type de compétences individuelles et collectives dont les entreprises ont besoin et à leur disponibilité sur le marché du travail. Ce n’est pas parce qu’on «flexibilisera» le CDI que les secteurs d’activité à main-d’œuvre qualifiée qui privilégient ce statut, comme les banques ou les firmes de haute technologie, ouvriront leurs portes aux salariés peu ou pas qualifiés, jeunes ou moins jeunes, aujourd’hui ballottés entre chômage et emploi instable - CDD, intérim, mais aussi CDI à temps partiel, comme dans le commerce ou la restauration rapide.

(1) Dares Analyses, numéro 092, 2015.