Menu
Libération
Chronique «Historiques»

Les deux empereurs

Quels rapports entre, le leader chinois, Xi Jinping, et le patron de Facebook, Mark Zuckerberg ?
publié le 3 mai 2016 à 19h01

Sur les couvertures d'avril de The Economist se succèdent deux incarnations du présent qui risquent fort de peser sur notre avenir. Le 2 avril, un Xi Jinping à peine souriant fixe un horizon hors champ, avec, en toile de fond, dans le plus pur style maoïste, des foules enthousiastes et des drapeaux rouges ; une semaine plus tard, sous le titre «Imperial Ambitions», un Mark Zuckerberg statufié en Auguste plante son regard dans le nôtre. A ses pieds, un globe, assorti de la devise Conjugue et impera. Gouvernance à la chinoise en version rétro ou énième mouture de l'Empire romain, quel est le futur le plus inquiétant des deux ? Malgré sa couronne de lauriers et sa devise en latin, le patron de Facebook n'a de commun avec l'ancienne Rome que la volonté d'étendre indéfiniment son empire. Il ne s'agit pas d'occuper des territoires ni de contrôler - à la chinoise - des voies maritimes et aériennes, mais d'orchestrer la façon dont demain tous les habitants de la planète se mettront à interagir entre eux et avec leur environnement. En lançant des formes sophistiquées d'intelligence artificielle ou en exploitant les potentialités offertes par la «réalité augmentée», Facebook (ou d'autres) sera en état de traiter toutes les informations que nous générons, quitte à faire de notre sphère personnelle une peau de chagrin vouée à l'extinction. A côté de cela, les pratiques et les ambitions de l'administration chinoise - le resserrement des boulons idéologiques a des allures bien familières comme si la Chine continuait de tourner à l'ancienne, coincée dans un interminable XXe siècle. S'étonnera-t-on que The Economist multiplie critiques et avertissements à l'encontre du leader chinois et qu'il ne cache pas son admiration pour le créateur de Facebook ?

Quels rapports entre le leader chinois et le magicien du Web ? Quand Xi Jinping et Mark Zuckerberg se sont croisés à Seattle et à la Maison Blanche, le New York Times n'a pas manqué de souligner l'empressement de l'Américain à courtiser le président chinois (1). En mars, Mark Zuckerberg fait son jogging sur la place Tiananmen et rencontre Liu Yunshan, le chef de la propagande chinoise. On n'ose imaginer les conséquences d'une alliance des deux titans pour l'avenir du globe. C'est qu'on reproche déjà à Facebook quelques péchés véniels : l'intrusion dans la vie de chacun, le pistage systématique de nos activités online, des violations de frontière entre public et privé…

Sur cet horizon à deux, l'Europe est aussi absente que l'Amérique latine, à l'exception du pape argentin dont la tournée aux Etats-Unis a fait de l'ombre à la visite du président chinois. Même la course américaine à la présidence fait ici pâle figure. Pour ne rien dire de nos affaires intérieures françaises. En mars, Vladimir Poutine a bien fait la une de The Economist, mais pour être aussitôt renvoyé à son irréversible déclin, avec la mention «Hollow superpower» («superpuissance creuse»).

D'autres formes de globalisation attirent moins l'attention. On les découvre à Manhattan même, à l'écart de la stratosphère médiatique, dans les sous-sols de Métropolis. Il est courant de croiser dans le métro en fin de soirée des équipes de travailleurs en route vers l'un de ces gigantesques chantiers qui tournent jour et nuit. Ce sont parfois des Indiens mexicains, conversant en mixtèque ou en nahuatl - la langue des Aztèques. Près de 500 000 Mexicains habiteraient New York, dont 35 000 parleraient une langue indigène. La globalisation souterraine, c'est aussi le retour des Amérindiens, et plus exactement leur résurrection dans un coin d'Amérique qui s'était pourtant cru débarrassé d'eux depuis le XVIIe siècle. En 1626, les colons hollandais de ce qui s'appelait alors «la Nouvelle-Amsterdam» ont commencé à vider Manhattan de ses autochtones en acquérant le droit d'occuper l'île. Maladies, expulsions et extermination ont «nettoyé» le reste. Contemporaine et imprévisible, cette réindianisation habite pourtant aussi bien notre présent que les appétits chinois ou les projets de Facebook.

Mais quels liens établir entre des niveaux de réalité aussi distincts, entre des échelles et des temporalités aussi disparates ? Que ce soit la longue durée chinoise impériale et révolutionnaire, le rappel sarcastique de la grandeur de Rome ou l’étonnante longévité de cette Amérique amérindienne… Une Amérique qu’on prétendait hier encore engloutie par la conquête espagnole et qui pointe son nez au cœur de la grande cité. L’histoire qu’on écrit aujourd’hui ne peut qu’être globale si elle veut nous aider à nous retrouver sur l’échiquier planétaire. Elle le fera en dégageant les dynamiques de conquête mais aussi de survie qui innerve la globalisation à tous les étages.

(1) New York Times du 19 avril.

Cette chronique est assurée en alternance par Laure Murat, Serge Gruzinski, Sophie Wahnich et Johann Chapoutot.