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Libération
Chronique «La Cité des livres»

Une bonne bouffe avec un réac

Denis Tillinac dresse un portrait bonhomme du bourgeois de droite mais fait l’impasse sur ses combats politiques sans panache.
publié le 11 mai 2016 à 18h21

Pour un peu, on regretterait de ne pas être de droite… Denis Tillinac, écrivain qui se proclame lui-même «réac», cherche dans l'histoire et dans les symboles l'essence psychologique, mythologique, littéraire de la droite française. Et comme il le fait avec une bonne plume et un talent rhétorique certain, on se prend à considérer avec un œil, un instant bienveillant, cette culture qui compose la moitié du patrimoine politique français. Les héros de Tillinac ? D'Artagnan, Chateaubriand, Tintin, Cyrano, De Gaulle… et même Mitterrand pour son amour des arbres, de Venise, de Vézelay. Les valeurs de la droite selon lui ? Le panache, la fidélité, le sens de l'honneur, de l'amitié, de la grandeur, une certaine désinvolture et un respect pour l'héritage national. Les lieux de la droite ? Combourg, la crypte de Saint-Denis, Colombey, Reims pour le sacre des rois ou les Invalides pour le tombeau de Napoléon.

Vue comme cela, la droite en devient presque sympathique. Entre individualisme et non-conformisme, scepticisme envers la modernité et sens des racines provinciales, Tillinac portraiture le conservateur en franc-tireur de la politique, incommode, généreux et cultivant le terroir, la bonne bouffe et l’amitié. Un type qu’on invite volontiers à dîner, ne serait-ce que pour vérifier les désaccords autour d’une bonne bouteille. Et si le portrait est exact - il l’est parfois - ce tempérament nous change de tant de pisse-froid moralisateurs et de sachants solennels qui hantent la gauche française.

Et puis, au fil de la lecture, on se ravise peu à peu. Car le portrait avantageux de l'homme de droite, c'est aussi la caricature en creux de l'homme de gauche. Ainsi, selon Tillinac, l'homme de gauche serait assez sot pour ne pas aimer les Trois Mousquetaires, cavalcade au charme éternel ? D'autant que Dumas - Tillinac n'en souffle mot - était plutôt engagé à gauche à son époque, combattant dilettante en 1848, soutien fervent de Garibaldi. L'homme de gauche serait assez sectaire pour détester l'enchanteur de Combourg et de la Vallée-aux-Loups et négliger cette plume acérée et majestueuse ? Sartre est allé pisser sur la tombe de Chateaubriand à Saint-Malo : il s'est rapetissé. L'homme de gauche verrait dans Cyrano un réac boursouflé ? Il n'aurait aucun respect pour le Général, au moins pour la geste de la France libre ? Il serait assez étroit pour ne pas admirer les gisants de Saint-Denis ni concéder de la grandeur à Napoléon ? Il serait infidèle en amitié, dénué de tout panache, conformiste, fermé au passé français où la gauche a tant d'exemples à puiser, et il s'ennuierait à la lecture de Hergé ? Un crétin, quoi…

Quant à l’homme de droite, Tillinac occulte volontairement ses vraies opinions, exprimées pourtant avec force au fil des décennies. Etre de droite par le passé, c’était combattre la souveraineté populaire et défendre les privilèges pendant la Révolution, refuser le suffrage universel sous la Restauration, approuver les fusilleurs de juin 1948, se rallier à Napoléon III et à sa dictature, approuver une deuxième fois les fusilleurs pendant la Commune, combattre Dreyfus, les lois sociales, l’école gratuite et obligatoire, la Séparation, Jaurès, les quarante heures, les congés payés, la liberté syndicale… Dans ces positions anciennes, alors que toutes ces réformes sont maintenant acceptées par 99 % des Français, et donc que le passé de la droite est désavoué par son présent, où étaient le panache, le non-conformisme, le scepticisme, la désinvolture ? On n’y voit que refus du progrès, défense acrimonieuse d’intérêts acquis, égoïsme congénital bien plus qu’individualisme. Tillinac met les meilleurs gâteaux en devanture. Il oublie l’arrière-boutique.

Il a, en revanche, un grand mérite : par ses réflexions comme par ses oublis, il définit bien la frontière entre gauche et droite, dont les esprits oublieux prédisent si souvent et si platement l'effacement. La question clé est celle-ci : quelle attitude adopter envers la tradition et l'identité ? Si l'on écarte ceux qui, à gauche les rejettent sans réfléchir au profit d'une fumeuse et introuvable rupture, on aperçoit vite la vraie césure : la droite leur confère une valeur intrinsèque, en soi, qui ne se discute pas parce qu'elle relève de l'instinct de groupe, du respect pour les morts, pour la foi et pour la terre où on s'enracine ; la gauche ne les néglige en rien (voir Blum ou Mitterrand) mais les soumet à un examen rationnel pour en faire l'inventaire et justifier le changement, au nom de principes universels. Tillinac parle de «l'abstraction glaciale des valeurs républicaines», comme tous ceux qui rejettent, au fond, l'universalisme. Mais au nom de cette «abstraction glaciale», combien de combats fraternels, courageux et pleins de panache pour la justice et la liberté ? Ces combats, Tillinac n'en parle pas : il est de l'autre côté.