Les chauffeurs qui vous transportent lorsque vous avez commandé une voiture par l'application Uber travaillent-ils pour Uber ou travaillent-ils avec Uber ? C'était la question posée par des chauffeurs de Californie ou du Massachusetts engagés dans une class action contre Uber pour que la justice reconnaisse que la plateforme de mise en relation avec les clients est leur employeur de fait, et doit donc s'acquitter des obligations, notamment sociales, contenues dans tout contrat de travail. Moins d'un mois après qu'Uber a transigé avec la justice de ces deux Etats, et versé 100 millions de dollars aux 400 000 chauffeurs pour éteindre les procédures sans que les chauffeurs deviennent salariés, une class action similaire vient d'être engagée, au niveau des Etats-Unis tout entiers cette fois, selon les mêmes termes.
Ce point de vue est aussi celui de l’administration sociale française : l’Urssaf d’Ile-de-France vient de déposer deux plaintes, au pénal et devant les juridictions administratives, pour requalifier la relation entre Uber et les chauffeurs, actuellement de type client-fournisseur, en relation salariale. Concrètement, l’Urssaf réclame à Uber le versement des cotisations sociales qui seraient dues si les chauffeurs, au lieu de travailleurs indépendants, étaient salariés de la multinationale. Comme aux Etats-Unis, les procédures judiciaires seront longues, Uber ayant déjà annoncé son intention d’épuiser tous les recours possibles en cas de jugement défavorable.
Les enjeux de ces procédures sont considérables, car ils portent sur la nature de la relation de travail. Bien au-delà du cas d’Uber, des centaines de plateformes mettent en relation des clients et des fournisseurs dans d’innombrables domaines, de la location d’appartement sur Airbnb ou Homelidays à la vente de tout ou n’importe quoi sur eBay ou le Bon Coin, cette dernière proposant au passage de plus en plus d’annonces d’offres d’emploi. Dernier service en plein boom, la livraison de repas à domicile : là encore, le sympathique coursier à vélo qui vous apporte chez vous le plat de votre restaurant favori est-il un travailleur indépendant, ou est-il de fait salarié de la plateforme à laquelle vous vous êtes adressé pour commander ? Quelle que soit leur forme, des milliers d’emplois sont ainsi créés, offrant une opportunité à de nombreux travailleurs parfois très éloignés du marché traditionnel de l’emploi. Mais les inquiétudes soulevées par ces développements sont à la mesure des opportunités.
Premier enjeu, le plus important : la totale flexibilité de ces services, appréciée des consommateurs, s’appuie sur une grande précarité des travailleurs assurant le service. Payés à la tâche, sans visibilité sur leur revenu du lendemain, ils n’ont qu’une protection sociale réduite, sans parler de l’accès au logement ou au crédit.
Ce n'est cependant pas la volonté de protéger les travailleurs qui a motivé le dépôt de plainte de l'Urssaf contre Uber. Pour Jean-Marie Guerra, directeur du recouvrement à l'Acoss (Agence centrale des organismes de Sécurité sociale), qui gère pour le compte de l'Urssaf la perception des cotisations sociales, la multiplication des plateformes de services «devient un enjeu pour le financement de notre protection sociale, aujourd'hui construit essentiellement sur les salaires». Du point de vue des organismes de protections sociales le constat, budgétaire, est juste. Mais s'il s'agit uniquement d'un problème de financement, il suffirait de faire peser sur toute activité productive, qu'elle soit réalisée par un travailleur indépendant ou par un salarié, des cotisations du même ordre.
Pourtant, le basculement du salariat vers des formes alternatives de travail, s’il reste encore réduit en nombre, nécessite de repenser la protection sociale dans son ensemble : faut-il lutter contre cette évolution, en visant à ce que les entreprises continuent à protéger les travailleurs, salariés, contre les risques de fluctuation de la demande à court terme, et maintenir un financement de la protection sociale sur les salaires ? Ou faut-il faire évoluer les dispositifs d’assurance pour que les travailleurs non salariés puissent être couverts contre ces risques ? La première voie est ardue, car elle se heurte de plein fouet aux évolutions technologiques : la «digitalisation» de l’économie permet de court-circuiter de nombreuses structures intermédiaires, comme l’entreprise, entre la production et la consommation de services. La seconde ne l’est pas moins : comment ouvrir de nouveaux droits aux travailleurs précaires, comment financer ces dispositifs, sans alourdir la complexité administrative et décourager l’emploi ? L’équilibre sera délicat pour ne pas passer à côté des opportunités de l’économie numérique tout en offrant à l’ensemble des travailleurs, salariés ou non, des formes adéquates de protection.
Cette chronique est assurée en alternance par Anne-Laure Delatte, Ioana Marinescu, Bruno Amable et Pierre-Yves Geoffard.