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Libération
Chronique «Historiques»

Histoire ne rime plus avec espoir

Les rêves d’ouverture au monde du XVIIIe siècle sont aujourd’hui incarnés par une mondialisation pas si heureuse. Entre consumérisme et destruction de l’environnement, l’appel à la communauté rassure. Faut-il s’en inquiéter ?

ParJohann Chapoutot
Historien, professeur à la Sorbonne-Nouvelle, Paris-III.
Publié le 17/05/2016 à 18h11

Ce fut une des grandes espérances du XVIIIe siècle, du moins de ce que l'on en a retenu : le temps, jadis ou naguère pris dans les glaces de la barbarie et de la superstition, s'ouvrait enfin vers un progrès infini, celui de l'accumulation des savoirs, du colloque des raisons, du dialogue entre les hommes. Quant à l'espace, il s'ouvrirait également. Ecrivains et philosophes de France et d'Angleterre - issus, donc, de nations maritimes, dotées de longues côtes et de puissantes flottes, animées également d'ambitions coloniales qui allaient faire d'elles les deux premiers empires du monde - chantaient les mérites du commerce. En transportant les biens et les personnes - on passait généralement sous silence la traite coloniale -, les navires allaient ouvrir les ports et les cœurs : le commerce, c'était la paix. Le monde allait devenir semblable à ces grandes compagnies qui sillonnaient les mers - une société.

La société, terme de droit civil et de droit commercial, était la grande affaire des philosophes contractualistes - ceux qui estimaient que le groupe humain était fondé sur le contrat. Des registres de commerce, la société passait au registre de la politique, c'est-à-dire de la réflexion sur la cité (polis). Non, arguaient les contractualistes, le groupe humain n'était pas fondé sur la tradition ou la transcendance. Ce n'étaient pas la longue chaîne des morts qui faisaient de nous ce que nous étions, ni Dieu. Le fondement du groupe était immanent, interne à tous ceux qui le composaient : l'individu donnait naissance au tout - le constituait, dans ces constitutions que les philosophes appelaient de leurs vœux. Celui qui poussa la réflexion le plus loin fut Rousseau, par le titre même de son ouvrage, Du contrat social, en 1762. Ce qui, chez Rousseau, était de l'ordre de la théorie fut en partie mis en pratique par la conception dite française de la citoyenneté, dans le sillage de la Révolution, après 1789-1792. Ce que le XVIIIe siècle avait pensé et juridiquement élaboré, le XIXe siècle en vit la mise en œuvre sociale massive. Dans le sillage de la révolution industrielle, des millions d'individus furent pris dans des relations de contrat (fussent-ils journaliers, souvent léonins) pour nourrir et mouvoir les grandes machines de production. La société, d'émancipatrice qu'elle avait été rêvée, se révélait aliénante voire destructrice. Au tournant du XXe siècle, la sociologie allemande théorisa, chez Weber et Tönnies par exemple, l'opposition entre société et communauté : à l'une, l'anonymat, la solitude voire la déréliction ; à l'autre, la chaleur de la connaissance intime, de l'affect, de l'entre-soi culturel et traditionnel. A la société issue de la révolution industrielle, toute de grandes entreprises et de grands centres urbains, on opposait la famille, le village, la paroisse.

C’est après la Grande Guerre, avec les fascismes et le monstrueux projet ethnoraciste nazi, que la «société ouverte» eut le plus «d’ennemis» - pour citer un livre célèbre de Karl Popper : les replis étaient dictés par la guerre, mais aussi par la crise de 1929, qui élevait les tarifs et fermait les frontières. Un nouveau cycle s’ouvrit, en Occident, après1945 : quelques leçons tirées des années 30, l’horreur du nazisme, une conjoncture de haute croissance favorisèrent le retour à une société mondiale, celle que Kant avait rêvée en son temps et que l’ONU et d’autres organisations internationales semblaient réaliser.

Et aujourd'hui ? Histoire ne rime plus avec espoir et la grande ouverture au monde semble se résumer à une mondialisation pas si heureuse : consumérisme, destruction des écosystèmes, arasage des cultures, disparition de langues, Tafta… Le bilan est sombre et, contre la société trop ouverte, c'est bien la communauté qui a le vent en poupe. Doit-on s'en inquiéter ? Il y a des communautés exclusives et excluantes, peu aimables pour qui vient d'ailleurs, n'a pas la bonne couleur de peau ou la foi juste. Il en est d'autres plus incluantes et accueillantes : des premiers écologistes effarés par les mutations du monde industriel au XIXe siècle aux «communes» et expériences locales de vie et de production contemporaine, il existe des expériences et des laboratoires d'humanité. Ouverts à la conjonction entre le local et le global, entre ouverture à l'autre et chaleur humaine.

Cette chronique est assurée par Laure Murat, Serge Gruzinski, Sophie Wahnich et Johann Chapoutot.