Longtemps, la gauche a comporté trois branches : les radicaux, les communistes, les socialistes. Les premiers ont atteint leur apogée sous la IIIe République, et ne cessent de décliner depuis. Les deuxièmes ont atteint leur apogée sous la IVe République, et ne cessent de décliner depuis. Les troisièmes ont atteint leur apogée sous la Ve République, et font désormais tout pour décliner à leur tour. Cet épuisement collectif ramène les espérances électorales de la gauche à ses plus basses eaux depuis la déroute législative de 1993 et le désastre présidentiel de 1969. Comme alors, la gauche risque fort l'élimination dès le premier tour de l'élection présidentielle de 2017 et une seconde catastrophe aux élections législatives qui suivront. On peut s'interroger sur la désertification idéologique de la gauche française d'aujourd'hui, constater qu'il n'existe plus de projet de société communiste, que le Parti radical est entré dans un long sommeil depuis que ses objectifs politiques spécifiques ont été atteints, et que le Parti socialiste traverse une spectaculaire crise d'identité. On peut aussi ironiser à loisir sur les rapports freudiens entre la gauche et le pouvoir, objet de tous les rêves, angoisse de toutes les trahisons.
Une chose est cependant certaine et vérifiable : au-delà même de la diminution globale du nombre de ses électeurs (elle n’est créditée actuellement que du tiers des voix) la gauche est avant tout malade de ses divisions. Celles-ci apparaissent même sous-estimées. On débat beaucoup sur le point de savoir si deux gauches, la gauche de rupture (Front de gauche et écologiste) et la gauche de gouvernement (socialistes et radicaux) sont irréconciliables ou pas. Cette vision des choses apparaît encore trop optimiste. Il est vrai que dans le passé, des phases d’unité ont succédé à des phases de division. Tantôt la gauche de rupture et la gauche de gouvernement s’affrontaient, tantôt elles s’unissaient. Aux pires moments des déchirements, on pouvait toujours croire à une réconciliation lointaine.
Aujourd’hui, la situation a nettement empiré car les fractures se sont multipliées au sein de la gauche. Il n’y a plus comme autrefois trois gauches (PC, PS, radicaux) ou deux familles (gauche de rupture, gauche de gouvernement). Il existe désormais cinq gauches, de plus en plus différentes les unes des autres : la gauche de rupture, la gauche écologique, la gauche critique, la gauche régalienne et la gauche sociale libérale. Leurs fractures ne cessent de se creuser, leurs oppositions de s’accentuer.
La gauche de rupture est entrée en opposition ouverte, frontale et active contre le gouvernement de Manuel Valls. Les députés du Front de gauche ont été jusqu’à voter la motion de censure de la droite. Militants trotskistes, communistes et mélenchonistes sont à la pointe des manifestations et poussent les syndicats à l’intransigeance. Ils refusent l’économie de marché, dénoncent l’Europe, détestent la mondialisation. L’antagonisme avec la social- démocratie apparaît de plus en plus irrémédiable. La gauche écologique est actuellement en piètre état. Elle correspond cependant à une sensibilité qui, partout en Europe, existe au sein de l’électorat. Elle se distingue nettement de la gauche de rupture. Elle ne refuse pas par principe la participation gouvernementale, elle se veut européenne. Elle discute nombre des choix du pouvoir, elle n’adhère pas vraiment à la culture de gouvernement. C’est une gauche à options, adolescente, imprévisible. La gauche critique, elle, s’est développée au sein même du PS. Elle a toujours existé, depuis la naissance de la SFIO jusqu’au PS d’aujourd’hui. Elle a toujours été une épine dans le pied de tout gouvernement socialiste. Elle rassemble actuellement l’aile gauche du PS et les frondeurs. Elle a beaucoup fait pour l’échec accablant du gouvernement dans l’opinion. Elle constitue un handicap quotidien plus dangereux que la gauche écologique. Si la gauche de rupture est plus puissante dans le tissu social, la gauche critique est plus présente et plus bruyante dans le domaine politique. Sous ses visages successifs divers, elle joue toujours la politique du pire.
Gauche régalienne et gauche sociale libérale sont, en réalité, les seules à pouvoir gouverner et à s'allier durablement. Elles s'inscrivent l'une et l'autre au sein du PS, des radicaux et des divers gauches. Elles cohabitent à l'intérieur du gouvernement. Elles correspondent en fait à des tempéraments, à des cultures, à des comportements plus qu'à des factions organisées. Elles ont aussi la tentation de s'agréger en écuries présidentielles. Elles se distinguent cependant : la gauche régalienne (Valls, Le Drian, Cazeneuve) a le goût de l'autorité, la passion de la laïcité, la religion de la République, le réflexe de la régulation. Elle est la quintessence de la gauche de gouvernement depuis le début de la IIIe République. La gauche sociale libérale, elle, est toute récente (Macron) et aspire à se développer. Européenne, elle est la seule à intégrer réellement le marché, mais elle a aussi le souci de la solidarité sociale et l'obsession des libertés individuelles. Elle coopère avec la gauche régalienne, elle s'en distingue cependant. A elles deux, elles ont aujourd'hui une vocation minoritaire mais elles sont les seules à pouvoir espérer plus… dans cinq ans ou dix ans.