On regrette parfois le silence ou l’effacement mais on peut aussi regretter à l’inverse l’engagement de certains «intellectuels». Cela fait partie des ébranlements de l’époque. Quoi ? se dit-on. Il y a des «causes» qui nous semblent justes mais elles ne sont pas soutenues par des projets intellectuels. Et il y a des engagements «intellectuels» mais qui nous semblent aller contre la justice, et non seulement fomenter à nouveau la régression ou la guerre, mais relever de l’idéologie plus que de la connaissance ou de la vérité.
Mais c'est bien là justement l'un des mots-clés, et qu'il conviendrait de prendre à nouveau pour repère. Car «l'intellectuel» est né de la conjonction non pas seulement de certaines «valeurs» comme on dit parfois et de l'engagement personnel mais, en réalité, d'un double engagement personnel : en faveur certes de valeurs ou plutôt de principes politiques, mais aussi pour la connaissance et la vérité. Ce qui faisait le point commun entre Zola et Jaurès, et bien d'autres, au temps de l'Affaire Dreyfus, c'était bien sûr la recherche de la justice, mais c'était aussi une œuvre préalable et parallèle de recherche du vrai pour lui-même et dans tous les domaines de la science et de la vie. Ce n'est pas par hasard si l'auteur de J'accuse était aussi celui de romans qu'il disait «naturalistes» voire «expérimentaux», et qui cherchaient, avec les moyens théoriques de son temps, à connaître et à décrire la vérité de l'expérience humaine. Ce n'est pas un hasard non plus si Václav Havel, dans un de ses premiers discours en tant que président de la République tchèque, ne se contentait pas d'opposer l'amour à la haine, mais aussi la vérité au mensonge. Le titre de cet opuscule, L'amour et la vérité doivent triompher de la haine et du mensonge (éditions de l'Aube, 1990), ne faisait déjà pas rire à l'époque, même les cyniques les plus endurcis, il le fait encore moins aujourd'hui. Cela venait de l'auteur de théâtre et de l'écrivain à l'ironie la plus critique et la plus radicale qui soient, et avec le plus grand sérieux. Et, lorsque dans ses derniers cours au Collège de France Michel Foucault parlait du «courage de la vérité», c'était bien sûr pour montrer que la vérité ne consiste pas seulement dans un savoir objectif (l'énoncé «il pleut» est vrai, s'il pleut), mais dans un acte subjectif et politique. Pourtant, c'était aussi parce que cet acte a un rapport avec ce savoir. Contre un autre discours qui le dément, tout simplement parce qu'il ment.
On nous demande donc des idées, une philosophie, voire une idéologie ? Mais, disons le tout net, on ne l'inventera pas comme une fiction, ou un mythe, pas même comme le mythe que la «vérité» elle aussi peut devenir chez certains absolutistes, où elle semble valoir pour elle-même, dans le vide et sans contenu. Or, ou bien la recherche de la vérité est concrètement à l'œuvre, ou elle ne l'est pas. Ou il y a des savoirs à l'épreuve du réel, ou il n'y a rien. En ce sens, il n'y a pas à chercher ou à inventer la philosophie de l'époque, celle qui peut à bon droit soutenir nos luttes pour la justice. Car elle est là ou se fait là, sous nos yeux, mais on l'oublie. Regardons et écoutons ceux qui cherchent, qui interrogent, qui expliquent la nature, la vie humaine et leurs relations. Ce qui importe, c'est de connecter, ou de reconnecter ce savoir, dans tous les domaines, avec l'action et la vie des hommes, dans tous les domaines, pour refaire un monde, pour refaire le monde. Où cela se joue-t-il par exemple ? Dans les nouveaux savoirs sur le vivant, y compris sur les vivants humains, sur ce qui les constitue et les menace, peut les rendre malheureux ou aussi heureux, les détruire mais aussi les créer et même les recréer. C'est pourquoi les livres sur le cerveau ou le soin ont tant de succès et parfois aussi d'importance, tel retour sur la résilience ou les mémoires récents d'Oliver Sacks (On The Move si simplement vrai lui aussi). On parle d'un tournant «réaliste» en philosophie, et il existe. L'époque est celle du retour au réel. Mais, c'est aussi le réel de nos vies, avec ce qui peut les fragiliser ou les soutenir, et que l'on commence enfin à connaître. Les vivants humains qui ont besoin de langage autant que de pain, de cadre commun et de reconnaissance singulière, de relations entre eux et avec le monde. Et que tout le savoir du moment doit soutenir, en lien avec les actions concrètes et les principes politiques, qui se trouvent, eux aussi, fondés en raison et dans notre vie.
Il faut donc reconnecter la politique et le savoir. Comment lutter pour la justice sans lutter contre des risques, et d’abord sans les connaître ? Or, il y a des risques extérieurs (sur lesquels certains entretiennent le doute), mais aussi des risques intérieurs, que d’autres (ou les mêmes) dénient encore, et qu’il faut continuer à explorer pour les affronter. Le danger, ces jours-ci, vient de partout en Europe. Mais on vote demain, à Vienne. On ne rappellera pas ici Freud au nom d’une défense abstraite ou même seulement «engagée» en faveur de la psychanalyse. Mais d’abord pour ce au nom de quoi chez Freud elle s’est constituée, contre la peur : c’est-à-dire d’abord la confiance dans la vérité (au risque même chez lui d’un certain scientisme). Et surtout, de la manière la plus rigoureuse, des conditions dans lesquelles la vérité peut transformer et libérer les relations entre les hommes.
Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Anne Dufourmantelle et Frédéric Worms.