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Libération
Chronique «A contresens»

Déflagrations dans un monde sans Dieu

Les attentats suicides seraient-ils le symptôme d’une sourde angoisse métaphysique ? Comme si les kamikazes cherchaient par ce fracas à provoquer le réveil de Dieu.
publié le 20 mai 2016 à 17h41

Ya-t-il un lien entre la manière de commettre un attentat terroriste et les buts recherchés par ses auteurs ? Le caractère spectaculaire qui caractérise l’attentat islamiste aurait-il une signification proprement politique ? Et je ne parle pas tant des effets escomptés sur un public sidéré par ces mises en scène grandiloquentes que des dispositions psychiques des kamikazes eux-mêmes.

Se prêteraient-ils de si bon gré à mourir et à tuer s'ils devaient se contenter de faire disparaître des cibles choisies une à une, à la manière des anarchistes du début du XXe siècle ? Voilà l'une des problématiques posées par Laurent de Sutter dans un essai stimulant, Théorie du kamikaze, qu'il vient de publier aux Presses universitaires de France. A ses yeux, ce n'est pas Dieu - et ses promesses de paradis glorieux - qui intéresse les kamikazes, mais cet instant où ils vont avoir le sentiment qu'en faisant sauter des bâtiments ou en se faisant exploser, avec des victimes nombreuses et indéterminées, ils vont abolir la réalité. En résumé, la forme que prennent ces actions permet aux individus qui agissent de confondre l'acte de détruire des êtres et des choses avec celui d'en finir avec la réalité elle-même.

Comme si les attentats suicides étaient des crimes motivés non par des desseins religieux et politiques, comme leurs auteurs le prétendent, mais métaphysiques. La vie ne serait à leurs yeux qu’un rêve dont ils cherchent en vain à se réveiller en commettant des attentats spectaculaires. La réalité serait une illusion, une fiction, et leur rôle serait de la déchirer, de la démasquer afin de contempler l’essence véritable de ce qui est.

Pourtant, il est impossible de ne pas voir la dimension politique d’une telle posture métaphysique. Dans un monde sans Dieu, pour se porter garant de la réalité, certains individus se sentent obligés de commettre des attentats suicides justement au nom de Dieu. Comme si par ce geste, les kamikazes cherchaient moins à se réveiller de leur rêve d’athées, qu’à provoquer le réveil de Dieu.

Et s’ils sont capables de donner leur vie pour cela, comment le public qu’ils cherchent à impressionner pourrait-il ne pas être convaincu que Dieu est là ? Si cette nécessité de Dieu est obsédante c’est parce qu’ils n’en peuvent plus de vivre dans un monde si relatif, si discutable dans lequel ce qui a de la valeur, ce qui est faux ou ce qui est vrai dépend, non pas d’un dogme indiscutable, mais d’un débat, d’une discussion, d’une série de décisions provisoires.

Ainsi, la forme même de leurs attentats montre que le secret de leur haine de la démocratie est l’angoisse métaphysique qu’un tel régime politique suscite.

Si nous vivions dans une théocratie, comme celle à laquelle ils aspirent - même s’ils ne croient pas en Dieu - ils seraient débarrassés au moins de cet effroi métaphysique.

Tout un chacun saurait alors distinguer la nuit du jour, le rêve de l’état éveillé, l’hiver de l’été, le bien du mal, l’homme de la femme. Car les esclaves des autocraties, surtout lorsque celles-ci se prétendent de droit divin, sont libérés de ces doutes. C’est leur Maître qui dit et qui sait ce qui est et ce qui n’est point.

Dans la tyrannie qu’ils espèrent, il n’y a qu’un seul Livre dans lequel on trouve les réponses à toutes les questions qui assaillent les humains. Dès lors, discuter, se confronter, avoir des avis divergents, devient vain. Cette interprétation a l’avantage de montrer le caractère secondaire de la religion dans l’entreprise islamiste, même lorsqu’elle se présente sous la forme de l’attentat suicide.

Il est fort probable que les intégristes soient tous des athées, qui cherchent à accoucher de Dieu grâce à leurs prêches et à leurs pratiques. Les expériences totalitaires du XXe siècle ont fait perdre à l'antidémocratie laïque tout espoir, alors que Dieu… Oui, il n'y a que Lui qui soit aujourd'hui en mesure d'obliger les peuples à renoncer à leur droit de rêver.

Cette chronique est assurée en alternance par Marcela Iacub et Paul B. Preciado.