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Libération
Chronique «Ecritures»

Dim, dames, d’hommes

(Capture d'écran de la pub Dim.)
publié le 20 mai 2016 à 17h41
(mis à jour le 21 mai 2016 à 15h56)

Je ne sais pas si vous avez vu la pub pour les 25 ans des culottes Dim, «En Pocket de Dim, vous êtes inadmissible», dadi dadi dadère, qui passe à la télé à l'heure où les lions vont boire. Frédéric Beigbeder, qui a donc repris son premier métier (il faut bien vivre), a tourné ce spot derrière et devant la caméra. Il est assis à son bureau dans un salon spacieux avec jardin, il pianote sur son ordinateur. A l'écran s'affiche une page noire - la page blanche, c'est démodé - avec ces seuls mots : Chapitre 1. Il doit être en train de commencer un nouveau roman, chic. Mais comme sa modestie est aussi grande que sa baie vitrée, ou qu'il prend le téléspectateur pour une femme ou un demeuré (les deux, mon capitaine), le publicitaire multiplie les signes destinés à nous rappeler ce qu'est un écrivain : tasse de café posée à côté de lui (Balzac), immense bibliothèque dans son dos (les écrasants prédécesseurs), stylo à la bouche (sur l'oreille, ça ferait épicier), corbeille à papier débordant de brouillons froissés en boule (le vrai poète ne connaît pas la fonction «rature» sur Word) et, par-dessus tout, difficulté à se concentrer loin du monde, aléas de la création. Sa tour d'ivoire, 3,50 m sous plafond, est en effet perturbée par la présence d'une jeune et jolie femme vêtue de sa seule culotte, qui pourrait être sa fille mais quelque chose nous dit que non. Celle-ci n'arrête pas de traverser le salon, chaussée de patins à roulettes ou de bottes en caoutchouc, soi-disant pour vaquer à ses occupations, qui sont multiples. Ici, elle grimpe à une échelle pour atteindre le haut d'immenses étagères bigarrées qui, mises en perspective par un subtil jeu de caméra, semblent être une bibliothèque aussi riche que celle de l'écrivain, sauf que là où il accumule les œuvres complètes de Larbaud, Fitzgerald, Bret Easton Ellis… elle hésite entre des centaines de pulls pliés et rangés par couleur, à moins que ce ne soit, à y regarder de plus près - mais oui ! - d'innombrables culottes en coton, unies, rayées, à pois, rouges, roses, vertes et tutti quanti - elle a toute la collec. Bref, comme le surligne le clip, elle est culottée. Eh oh, pas d'ironie : entre le cul(ot) et le QI, les poches de Modiano et les Pocket de Dim, à chacun(e) son univers.

Cependant, pour éviter le reproche de sexisme qu'une répartition des rôles aussi éculée pourrait inspirer à des esprits chagrins, la belle s'investit aussi dans une occupation typiquement masculine (autre que celle d'écrivain, je veux dire) : elle tond la pelouse. En plus, ça muscle, et ça accentue la cambrure. Le romancier, assiégé par tant d'atteintes à sa fibre artistique, finit par craquer, il cesse de balancer entre lignes et lingerie, se lève et prend la belle dans ses bras - car pour être écrivain il n'en est pas moins homme. Comme il ne fait pas de politique, il n'a pas de geste inapproprié, bien que la situation s'y prête, il ne fait pas claquer l'élastique de sa culotte, il se contente de lui passer une main dans le dos. «La littérature peut attendre», conclut le slogan. Elle est bien la seule, on dirait.

«Décalé», résument les communicants ravis à propos de ce clip. Décalé par rapport à quoi ? J'attends la pub où Amélie Nothomb en bavera des ronds de chapeaux derrière son PC en lorgnant un éphèbe en slip Eminence. Là, peut-être. Mais le public la trouvera-t-il aussi «sexy», aussi «glamour», ou bien juste parodique ? Ce qui pourrait se faire aussi, c'est que la jeune femme écrive et qu'un Beigbeder évincé aille étendre la lessive. Ou que deux romancières… mais bref. Ici, hélas, conformément à tous les clichés du genre, l'écrivain est un homme mûr, hétérosexuel, blanc. Sa compagne a la moitié de son âge, ne s'occupe que de ses fesses et se fout de la littérature bien plus que de sa première culotte. Jusqu'à maintenant, on pouvait déplorer de voir les femmes jouer sans fin dans la pénombre les rôles de modèles, de muses ou d'égéries. Mais ce qu'il s'agit aujourd'hui d'imprimer dans notre espace de cerveau disponible, c'est que les filles n'ont qu'un jeu à jouer, un jeu vieux comme le monde, celui de tentatrices face auxquelles le génie masculin a parfois quelque coupable quoique bien innocente faiblesse.

Comment ? On me glisse à l’oreille que jamais un auteur femme n’a été au programme du baccalauréat littéraire. Jamais ? Marguerite de Navarre, Louise Labé, Madame de La Fayette ? Non, jamais. Germaine de Staël, Colette, Simone de Beauvoir, Marguerite Duras ? Jamais. Que me chantez-vous là ? Un refrain connu, nani nani nanère : en écrivaines, vous êtes inadmissibles.

Cette chronique est assurée en alternance par Olivier Adam, Christine Angot, Thomas Clerc et Camille Laurens.