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Libération

Les femmes sont sales

publié le 27 mai 2016 à 17h31

Je marchais dans la rue, à Toulouse, il y avait du soleil, et en passant à côté d'un petit groupe de gens debout sur un trottoir, deux hommes, une femme, et une poussette, j'ai entendu un des hommes dire à la femme : «Les hommes sont sales.» Il a marqué une pause, qui signifiait que c'était une affaire entendue, une chose connue, sur laquelle il n'y avait pas à revenir, un fait établi, les hommes sont sales, c'était entendu, c'était connu, le ton était celui de l'affirmation, c'était un constat, une chose avérée, lui, un homme, ne craignait pas de le reconnaître, sa lucidité le contraignait à constater cette réalité. «Les hommes sont sales.» Ceci posé, il a regardé la femme, quelques secondes, elle a hoché la tête et il a développé : «Les hommes sont sales, les femmes sont plus propres que les hommes. Les femmes sont propres.» Il a refait une pause, et répété sur un ton légèrement modifié et un rythme un peu plus marqué : «Les hommes sont sales, les femmes sont propres», etc. Le ton était celui de la conviction, de l'argumentation, de la logique et de l'évidence, il n'y avait même pas besoin d'expliquer, il a poursuivi : «Mais quand une femme est sale, alors là, elle est plus sale que n'importe quel homme !» Il a regardé la femme, elle a hoché la tête. Elle était blonde, elle avait les cheveux mi-longs, elle portait des ballerines et un pantalon court qui laissait ses chevilles apparaître. Il avait environ 35 ans, il portait un jean brut, serré aux chevilles, d'un bleu presque noir, il avait un polo et un blouson style APC, des petites lunettes cerclées de métal, il aurait pu y avoir dans sa poche Libération, les Inrocks ou le Monde. L'autre homme ne disait rien, il avait la main posée sur le guidon de la poussette. C'était dans une des rues du centre de Toulouse, derrière la place du Capitole, une de ces rues pavées, bordées de magasins calmes et propres, une rue dans laquelle il n'y a pas de bruit agressif, et où les voitures roulent au ralenti, il n'y avait pas d'odeur de croissanterie, pas de Décathlon, pas de grand magasin, une rue que l'on parcourt à son rythme, une rue de la ville rose, dans laquelle on flâne en regardant les vitrines.

Un peu plus tard, j'avais rendez-vous avec une amie, une amie psychanalyste, je lui ai raconté, et elle m'a dit : «Oui, ça veut dire, les femmes sont propres, mais quand une femme fait exception, quand une femme sort du lot, elle est sale, c'est une salope, elle vaut moins que le pire des hommes. Quand il y en a une qui dit "je", elle est sale, beaucoup plus qu'aucun homme ne le sera jamais.»

Je ne peux pas croire qu'on est en 2016. Que je suis en train d'écrire ça. Je ne peux pas croire que le monde s'habitue à voir des femmes couvertes de la tête au pied. Comme pour ne pas contaminer l'espace public par le contact de leur peau. Rassurer la société sur leur propreté. Je ne peux pas croire qu'on appelle ça la mode pudique. Qu'on s'habitue à ce que le corps des femmes dans la rue soit remplacé par des housses comme celles qu'on met sur les canapés pour qu'ils restent propres quand on ne s'assied pas dessus. Je ne peux pas croire que le film de BHL, Peshmerga, qui suit les Kurdes en train de combattre Daech, avec une proximité telle qu'on touche le réel, les armes, les morts, et qu'on comprend ce que ça veut dire se faire tuer pour quelque chose, ou peut-être pour rien, qu'on voit ce qu'est une résistance, une lutte, je ne peux pas croire que ce film soit disqualifié parce que c'est BHL qui l'a réalisé, et cela au motif qu'il ne portait ni un treillis ni un jean brut et un blouson APC quand il a filmé. Je ne peux pas croire que les gens ne trouvent pas dégueulasse la chanson de Renaud, l'Entarté. Que l'idée de gauche soit réduite à une gouaille et à un béret. Que Hollande soutienne Black M, comme si les textes n'avaient pas d'importance. Qu'on pouvait chanter sans conséquence que la France est un pays de mécréants, pourvu qu'on vende des disques aux «jeunes». Je ne peux pas croire qu'on laisse le FN prendre toute la place. Je ne peux pas croire que la psychanalyse soit dénigrée. Piétinée par le Livre noir, puis remplacée par les Trois Amis en quête de sagesse, Christophe André, Alexandre Jollien et Matthieu Ricard. Ce n'est pas possible. Je ne peux pas le croire tout ça. Je ne peux pas croire à tout ce recul. A toute cette bêtise. Mais j'arrive très bien à croire qu'on finisse par se couvrir entièrement, par ne plus sortir de chez soi que masqué, par baisser la tête, et par avoir peur de sa propre parole. Ça, oui.

Cette chroniques est assurée par Christine Angot, Camille Laurens et Thomas Clerc.