Pourquoi le Moyen-Orient envahit-il régulièrement notre quotidien ? Le 17 mai, la chaîne Arte a consacré une soirée Thema à la question en réunissant, comme de coutume, plusieurs documentaires. Le programme avait le mérite de replacer la crise actuelle dans la longue durée, autrement dit dans le sillage des fameux accords conclus à la fin de la Première Guerre mondiale entre le Français François Georges-Picot et le Britannique Mark Sykes : en se répartissant la région, les alliés ont construit la poudrière qui continue d'exploser un siècle plus tard. L'impact des images et des cartes, la mise en perspective séculaire, la diversité des approches et des témoignages - sur les chrétiens d'Orient, sur la colonisation imposée à la Palestine avec la bénédiction de l'Union européenne, mais aussi sur la genèse du terrorisme et de l'islamisme - composaient une belle leçon d'histoire.
Les historiens classiques reprochent souvent à l’image, à la différence du livre, de ne pas laisser le temps de la réflexion : gageons qu’après une soirée de ce genre, le spectateur a pu faire son plein d’idées autant qu’à la lecture de quelques articles de fond. Ce n’est qu’un exemple de ce qu’apporte une télévision intelligente, qui traite le spectateur en adulte en lui fournissant de quoi aborder le monde contemporain. Même si cette offre reste exceptionnelle sur le PAF, l’historien peut se demander s’il ne serait pas temps après tout de laisser tomber le livre pour privilégier d’autres supports, et mieux partager son savoir.
C'est ce à quoi l'incitent de l'autre côté de l'océan, des publications toujours plus nombreuses qui s'interrogent sur l'avenir de l'histoire dans une ère digitale comme Writing History in the Digital Age de Kristen Nawrotzki et Jack Dougherty. L'histoire aurait vécu pendant des siècles, accrochée à l'écriture, comme si elle était indissociable de son support papier, thèse, livre ou article. Aujourd'hui, l'invasion de l'image sous toutes ses formes, l'omniprésence des écrans, la révolution digitale et le recul du livre entraîneraient une radicale redistribution des cartes. Fini l'historien cloîtré dans sa tour d'ivoire, jalousement recroquevillé sur ses données, défendant pied à pied son territoire, finie la solitude du coureur de fond. L'interactivité devrait enfin l'obliger à descendre de sa tour, il apprendrait à soumettre ses textes «in progress» à une communauté qui dépasserait le cercle étroit de ses pairs pour s'ouvrir au plus grand nombre. Finie la lenteur de recherches interminables qui mettent encore plus de temps à trouver leurs lecteurs. Haro sur le chercheur individuel qui dissimule les tenants et les aboutissants de sa démarche sans partager ses secrets de fabrication avec les historiens en herbe. Vive la transparence, la vitesse et l'efficacité qu'offre le Web, et qui doivent mettre en contact, en moins de temps qu'il ne le faut pour l'écrire, les trouvailles du chercheur avec la sphère publique.
Toutes ces critiques ne sont pas sans fondement. Qui connaît un peu le monde universitaire où que l’on se trouve sur la planète en conviendra aisément. Mais elles traduisent aussi un mépris et une méconnaissance du métier d’historien, fruit d’un populisme aguicheur maquillé en pensée de gauche. Elles sont pain bénit pour nos technocrates de tout bord qui s’empresseront d’appliquer ces principes pour continuer, consciemment ou non, à miner les moyens de la recherche et de la réflexion en sciences humaines.
Il n'y a donc pas que le présentisme ou l'amnésie où s'enfoncent les sociétés contemporaines qui menacent la réflexion historique. A la différence du journaliste ou du chroniqueur, l'historien a besoin de temps et de distance pour digérer et interpréter ses sources. Il a également besoin de techniques qui sont aussi sophistiquées que celles d'un informaticien ou d'un gestionnaire d'entreprise : contextualiser et critiquer une source ne s'acquièrent pas du jour au lendemain. Mais il lui faut, en outre, se forger des outils conceptuels innovants sur lesquels les hérauts de la révolution digitale outreAtlantique restent désespérément courts. Certes, plus question d'écrire l'histoire comme on le faisait au XXe siècle, mais c'est moins pour des raisons de supports que pour des impératifs de contenu. Les miracles du Web ont des limites : la révolution digitale si prolixe sur les nouveaux supports ne nous dit rien des contenus à mettre en ligne. Et notre époque en général, paresse ou incompétence, se garde généralement d'aborder la question. Or, c'est l'avènement d'un monde global qui commande aujourd'hui une révolution des outils conceptuels et des problématiques. Il nous oblige à être bien plus attentifs à ce qui s'est passé au Moyen-Orient, en 1917 qu'à la énième commémoration de Jeanne D'arc. Nos mondes dorénavant sont pluriels, et donc nos passés sont multiples : à nous d'en prendre conscience, de nous y faire et de nous y retrouver pour ne pas perdre totalement la maîtrise de notre avenir.
Cette chronique est assurée par Laure Murat, Serge Gruzinski, Sophie Wahnich et Johann Chapoutot.