«Mbembe a influencé celles et ceux qui, comme moi, réfléchissent à la situation des "afrodescendants" d’Europe et des Amériques. Il dit quelque chose d’essentiel : la situation des Noirs dans le monde dépend en bonne part de la situation de l’Afrique. Même s’ils tournent le dos à l’Afrique, même s’ils ne s’y intéressent pas (ce n’est pas une bonne idée mais c’est leur droit), les Noirs ne peuvent échapper à cela. Ils ne peuvent s’en sortir à l’échelle de l’histoire que si l’Afrique se relève.
«Quand j’ai rencontré Achille Mbembe, il y a vingt ans à Philadelphie, il m’a dit en substance : "N’oublie pas l’Afrique !" Si je passe de plus en plus de temps en Afrique, c’est un peu grâce à lui. C’est peut-être pour cela qu’on peut parler de diaspora noire : la prise de conscience d’un destin lié au continent des ancêtres. L’universalisme n’est pas la négation ou l’effacement des identités singulières : en ce cas, il n’est qu’un "uniformalisme" qui masque plus ou moins hypocritement un rapport de domination sur les subalternes de tout poil. C’est au contraire en approfondissant les cultures sans les enfermer dans une tradition inventée, sans les durcir en dogmes, que l’on accède à l’universel. C’est un travail d’une infinie délicatesse, toujours tenaillé par l’assignation identitaire d’un côté, et l’universel chauvin de l’autre, ces vieux complices d’autant plus véhéments ces temps-ci qu’ils sont finalement sur la défensive. La littérature et la philosophie permettent les déplacements de soi vers l’autre, le "changer en échangeant sans se perdre pour autant" comme dit Glissant. Ce nouvel universalisme, tissé de mille fils chatoyants, n’est pas acquis, loin s’en faut : il sera le fruit d’une bataille politique et intellectuelle.»