Menu
Libération
Chronique «La cité des livres»

La bêtise selon Guaino

L’ancien conseiller de Nicolas Sarkozy défend les vrais modernes contre les faux et prône une citoyenneté restaurée.

Publié le 07/06/2016 à 17h11

Henri Guaino aime ramer à contre-courant… même pour Nicolas Sarkozy. Atrabilaire parfois, ombrageux toujours, doué d'une bonne plume et d'une solide culture, il est un des animaux les plus intéressants du bestiaire politique. Gaulliste, chrétien, réac assumé sur certains points, progressiste sur d'autres, il est la facette sociale du caméléon Sarkozy, rédacteur de certains de ses principaux discours, conseiller incommode, député des Yvelines, original et tonitruant. Chiraquien, séguiniste, avant de passer chez «Nicolas», il fut l'un des inspirateurs de la campagne du maire de Paris 1995 sur la «fracture sociale», puis nommé commissaire au Plan. Il fut éjecté injustement par une coalition bien pensante de l'establishment parce qu'il avait dénoncé le chômage de masse qui mine la société française… Il publie la version augmentée et revue d'un livre publié en 2000, la Sottise des modernes qui reste au cœur des controverses d'aujourd'hui.

Quoique les rejoignant parfois, il se distingue des «antimodernes» à la Finkielkraut ou, dans une version hard, à la Zemmour, qui squattent depuis de longues années les studios de l'audiovisuel. Son réquisitoire, en effet, commence par un long éloge de la modernité qu'il fait remonter, au fil d'un long détour historico-philosophique, à la Révolution, aux Lumières, et même au Christ ou à Platon. Dans une ancienne vie irriguée par le sacré, où la soumission à la nature, aux dieux et à la tradition tenait la raison en lisière et la liberté en laisse, l'homme archaïque s'est peu à peu détaché de l'immanence, où Dieu et le cosmos ne font qu'un, pour se rallier à la transcendance, où Dieu est séparé du monde et laisse à l'homme une part de libre arbitre. Il a abandonné l'éternel retour du même et l'injonction religieuse au profit d'un progrès continu et rationnel, suivant la flèche du temps vers un avenir meilleur qu'il prétend construire lui-même. Ainsi, est-il devenu moderne, c'est-à-dire comptable de son propre devenir et associé aux affaires de la Cité, comme les Grecs et les Romains l'avaient esquissé, comme le christianisme l'a favorisé, parfois à son corps défendant, comme les hommes des Lumières et du XIXe siècle républicain l'avaient voulu : citoyen.

Pour Guaino, le monde libéral, marchand, individuel et mondialisé qui nous échoit sonne le glas du citoyen moderne pour le renvoyer à l’immanence et la soumission de l’ancien monde. Marchandisation de la culture, décadence de l’enseignement, dissolution du politique dans l’économie, effacement des nations souveraines et démocratiques au profit d’entités supranationales sans véritable légitimité, dissolution de la diplomatie dans les droits de l’homme : toutes ces évolutions, souvent critiquées, plongent l’homme faussement moderne dans la fatalité d’un devenir qui lui échappe complètement, et que les élites, qui en tirent profit, décrivent comme un avenir inéluctable, un peu à la manière dont le théâtre antique mettait en scène des héros condamnés, quoi qu’ils fassent, à subir un destin arrêté de toute éternité par les dieux.

Les esprits malicieux remarqueront que le quinquennat Sarkozy, que Guaino a vécu à l’Elysée dans le bureau voisin du Président, écrivant fiévreusement les péroraisons du maître, n’a pas vraiment permis au citoyen moderne de reprendre le dessus sur le néolibéralisme triomphant décrit par Guaino. Mais l’essentiel n’est pas là. La mondialisation néolibérale est une réalité évidente, qui a produit de grands progrès économiques mais aussi de grandes régressions que Guaino a évidemment raison de stigmatiser. Son plaidoyer pour la citoyenneté est convaincant et sa volonté de réhabiliter le politique, tout comme l’héritage des Lumières, tout à fait pertinente.

Mais le livre souffre d'une faiblesse : comme beaucoup de polémistes, l'ex-conseiller de l'ex-prince s'abstient de nommer ceux qu'il veut réfuter. Ainsi, sous l'étiquette de «modernes traîtres à la modernité», il range une troupe indistincte de silhouettes floues, à coup sûr nuisibles, mais enveloppées d'une aura brumeuse de candeur coupable ou de perversité. Anonymat commode : Guaino peut ainsi, sans citer personne, résumer de manière si caricaturale les thèses de ses adversaires qu'on a l'impression d'avoir affaire à une coalition de crétins des Alpes ou de cyniques pathologiques, tous déterminés à perdre les démocraties modernes. Le livre aurait gagné à une démonstration plus précise et nominale. De quelle droite, de quelle gauche parle-t-on ? De quels intellectuels ou de quels folliculaires ? Car sur beaucoup de points, les idées de volontarisme social ou de rénovation démocratique prônées par Guaino pourraient s'appliquer à une social-démocratie rénovée et décidée à mieux maîtriser la mondialisation. Ou encore - horrible éventualité - condamner discrètement les mots et les actes d'un ancien président de nouveau candidat. Ce qui serait, si d'aventure Henri Guaino voulait reprendre du service dans une sarkozie ressuscitée, franchement ballot…