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Libération
Chronique «Médiatiques»

Insupportables supporteurs

Après les crues, les grèves du RER, la CGT… la vague footballistique sévit, alimentée par les commentateurs sportifs ou, pire, par les maquillés tricolores de la dernière heure.
publié le 12 juin 2016 à 17h21

En fait, c'est une question d'étanchéité. Le souci, c'est quand ça fuit vraiment. En temps ordinaire, les barrages tiennent. On arrive à peu près à contenir l'hystérie footballistique à sa place, dans son lit mineur ou majeur, dans son espace réservé. Et puis, à force, on maîtrise la cartographie. On sait comment l'éviter. On connaît les déviations salvatrices. On sait quelles pages, quelles plages horaires, quels chroniqueurs, devoir contourner. Il y a bien sûr, tout au long de l'année, des microfuites (sex-tape, corruption, chantage, call-girls, dopage, interviews de Zlatan, bagarres de hooligans, montages sur les bafouillements de Didier Deschamps au Petit Journal). Mais rien de vraiment préoccupant. Il arrive même que ce soit distrayant.

Le problème, donc, ce sont les crues. Quadriennales. Voire biennales : Mondial, Euro, tous les deux ans on y passe. Non pas les matchs, bien entendu. S’il n’y avait que les matchs ! Mais soudain, ça déborde, ça fuit de partout, ça entre dans les cuisines, dans les placards. Dès le matin, dans les bulletins des radios, la situation est hors de contrôle, le zouave du pont de l’Alma en a jusqu’au cou. Et les nuages annoncés sur le Stade de France : y aura-t-il des nuages ? Et les RER, comment fonctionneront les RER ? Et les poubelles, que vont penser les supporteurs étrangers en voyant les amoncellements d’ordures ? Et les fan-zones, comment contrôlera-t-on les fan-zones ? Et la CGT ? A trois jours, à deux jours, à quelques heures de l’échéance, va-t-elle enfin devenir raisonnable ? Et Alain Juppé, a-t-il un pronostic ? Et Valls ? Et Hollande, est-ce que ce sera bon pour les sondages de Hollande ? Sachez que le ministère de l’Intérieur recommande de se présenter trois heures à l’avance. Sachez que les vestes fluorescentes sont interdites. Tous supporteurs, évidemment ! Et surtout, vive la fête !

Par exemple, le flot envahit les pages de Libé. D'abord, modestement, la dernière page, consacrée au nouveau commentateur footballistique de TF1. On lit le portrait : c'est bien simple, on a envie de le proposer subito pour la béatification, ou le Nobel de la paix. Puis, la crue submerge la une, et les pages Evénement. On n'a pas le choix, on sort la barque, les pagaies, on tente de surnager. On tente d'entrer dans les récits épiques de notre (presque) homonyme Grégory Schneider. Allez savoir, si on avait un allié dans la place ! On commence l'article. Et puis on tombe sur ces mots : «La cosmologie tricolore est en ordre.» La cosmologie tricolore. Cette langue étrange, qu'ils parlent entre eux, entre journalistes spécialisés, et que l'on ne parlera jamais. Chavirage immédiat de la barque.

Et encore, les journalistes sportifs ne sont pas les pires. Eux font leur métier, sont enthousiastes, c’est leur grand moment, ils s’entraînent depuis si longtemps. Rien à dire. Les impardonnables, les vrais coupables, ce sont tous les autres. Journalistes, politiques, intellos, artistes, animateurs, pipeules toutes catégories : tous les maquillés tricolores de la dernière heure. Ceux qui se glissent mine de rien dans la troupe des supporteurs, qui chantent dans le sens du vent, en spéculant sur le tumulte de la liesse, sur la complicité générale. Ceux qui sont tellement certains de l’impunité. Celui qui demande au ministre de passage son pronostic pour le match du soir. Et le ministre qui répond. Ceux qui tweetent leurs bières, leurs pizzas, leurs préparatifs. Ceux, dans des articles qui n’ont rien à voir, qui multiplient les signes discrets d’allégeance à la foule. Ceux qui donnent des gages. Ceux qui se croient obligés de signifier qu’ils en sont aussi, qu’ils s’intègrent à la grande communion nationale. Eh, oh, regardez comme je vibre, moi aussi ! Comme sous mes charges, mes diplômes, mon costard à mille boules, bat un cœur simple de supporter !

Alors, quelle solution, par exemple pour un chroniqueur médias, obligé d’en parler pour déplorer qu’on en parle tant ? Aucune, bien entendu. Ou disons, aucune autre que la solution «bains de mer en Bretagne hors saison». Plonger une bonne fois pour toutes, la trouver glaciale, ressortir bleui, se sécher vigoureusement, et savoir que c’est fait, une bonne fois pour toutes. Et qu’on n’aura plus à y retourner. Peut-être.