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TRIBUNE

Les «affaires» devant le Conseil constitutionnel

La question prioritaire de constitutionnalité soulevée par l’avocat de Jérôme Cahuzac fait apparaître une réalité gênante : cette voie qui devait profiter aux citoyens est devenue le terrain de jeu des avocats d’affaires.
par Antoine Vauchez, Directeur de recherche au CNRS. Coauteur du blog «Do you law ?» sur Libé.fr
publié le 13 juin 2016 à 17h11

Quiconque se trouvait le 7 juin aux alentours du Palais-Royal pouvait être témoin d'une scène étonnante. Dans la petite salle d'audience du Conseil constitutionnel, les avocats de deux des figures les plus emblématiques de la «fraude fiscale», Jérôme Cahuzac et Guy Wildenstein, invoquaient devant les neuf «sages», la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et son article 8 pour réclamer l'annulation des poursuites, pénale et fiscale, engagées à l'encontre de leurs clients. Ce même article avait déjà fait mouche en mars 2015 en matière de délit d'initiés mettant à bas l'ensemble du procès intenté à plusieurs hauts dirigeants d'Airbus et d'EADS. La seconde manche s'est ouverte mardi et l'on devrait savoir le 24 juin si elle a les mêmes effets explosifs dans le cas des poursuites engagées contre Cahuzac. Mais laissons un instant le fond de cette querelle juridique et considérons plutôt l'étonnant champ de bataille qui se fait ainsi jour.

Commençons par le décor, construit à la faveur de la création d’une nouvelle voie de recours, la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Cette disposition phare de la révision constitutionnelle de juillet 2008 a d’emblée été chargée de maintes promesses politiques. En ouvrant le prétoire constitutionnel à la «société civile», le débat sur les «droits et libertés garantis par la Constitution» ne serait ainsi plus réservé aux seuls parlementaires de l’opposition et le Conseil constitutionnel pourrait devenir l’instrument d’une «démocratie continue» rééquilibrant les pouvoirs au profit des citoyens.

Une scène aussi prometteuse ne pouvait rester longtemps inoccupée. Bien des éléments indiquent aujourd’hui que, plus que tout autre, ce sont les avocats d’affaires qui ont trouvé là un terrain de jeu au service de leurs stratégies contentieuses. Ils n’avaient jusque-là aucune raison particulière de s’intéresser à la Constitution. Mais les potentialités considérables de cette nouvelle voie de recours les auront rapidement convaincus du contraire. Au regard des procédures judiciaires ordinaires, la QPC est en effet peu coûteuse, très simple et extrêmement rapide (moins de six mois). Et son efficacité peut s’avérer redoutable, allant jusqu’à l’annulation pure et simple des poursuites comme dans le cas de l’«affaire EADS» déjà évoquée.

Cette dernière affaire, spectaculaire, aura révélé une dimension encore peu connue mais déjà bien établie de la QPC : les «droits et libertés garantis par la Constitution» ont ouvert un nouvel arsenal juridique dans lequel les avocats d'affaires viennent aujourd'hui puiser leurs arguments au service des entreprises dont ils assurent la défense. Ceux-ci ne se sont pas cantonnés à l'invocation des libertés économiques (liberté d'entreprendre, droit de propriété, liberté contractuelle). Ils ont aussi fait un large recours aux principes fondamentaux de la procédure, au principe d'égalité ou aux articles de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, pour remettre en cause ici le code général des impôts, là le code monétaire et financier, ailleurs encore le code du travail. Et le champ des possibles semble infini puisque c'est toute la législation économique et fiscale qui a en son temps «échappé» au contrôle du Conseil par la voie parlementaire (ou bien qui est antérieure à la Ve République) qui peut désormais se voir contestée.

Pourquoi s'en alarmer si c'est ainsi, finalement, «le droit (qui) triomphe !» ? Certains usages ont du reste permis d'ouvrir de nouvelles brèches, comme ces diverses QPC soulevées par la Ligue des droits de l'homme dans le contexte de l'état d'urgence. Mais il se joue là bien plus qu'une simple «victoire du droit». Loin d'avoir emmené le Conseil constitutionnel sur le terrain des «grandes décisions» de principe, les avocats d'affaires ont conduit la QPC sur le terrain d'une bataille «micro-constitutionnelle» aux enjeux juridiques et économiques considérables dans le domaine de la fiscalité, du droit des sociétés, comme du pouvoir des autorités publiques chargées de la régulation économique (ministère de l'Economie, Autorité des marchés financiers, Autorité de la concurrence).

Et ce jeu micro-constitutionnel compte aujourd'hui ses repeat players. Directement intéressés par l'orientation générale de la jurisprudence du Conseil en matière de droit économique, les cabinets d'avocats spécialisés en droit fiscal ou en droit public des affaires n'ont pas tardé à inclure cette «spécialité» dans la palette des services «offerts» à leurs clients. Forts d'une expertise constitutionnelle qu'ils étoffent à l'occasion par le recrutement d'anciens membres du Conseil d'Etat, voire du Conseil constitutionnel, ces cabinets sont aujourd'hui en position de suivre des stratégies juridiques au long cours, décryptant les inflexions de la jurisprudence et saisissant les opportunités qu'elle ouvre pour consolider ce «droit constitutionnel des affaires» qu'ils contribuent si activement à faire exister.

Alors que l'Etat poursuit sa mue libérale, le débat constitutionnel sur les droits et les libertés devient ainsi un champ de bataille où se joue aussi la définition du rôle des institutions publiques dans le gouvernement des marchés. En questionnant leur place et leurs pouvoirs, «la QPC change peu à peu le rapport de forces entre les entreprises et les personnes publiques», pour reprendre les termes récents d'un membre du Conseil d'Etat. En ce sens, elle est le lieu d'un renforcement, par la voie du droit et des grands cabinets d'avocats, de la capacité politique des grands opérateurs de marché (entreprises, groupes d'intérêts économiques et grands contribuables), eux qui n'avaient pas à ce jour d'accès direct au débat constitutionnel. Née pour garantir l'égal accès «aux droits garantis par la Constitution», la QPC risque de contribuer à inscrire dans le marbre de la jurisprudence constitutionnelle l'inégale capacité politique et sociale à en définir la portée pratique et les contours.