Mais que va faire la France dans cette galère moyen-orientale ? Pourquoi faire la guerre au loin, dans une région confuse, chaotique, dangereuse, en suscitant en retour des attentats meurtriers sur le sol national, alors qu’aucun de nos intérêts vitaux n’est en jeu dans ce conflit ? A ceux qui se posent cette question légitime, le petit livre que vient de publier Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense, apporte une réponse claire et argumentée. En s’appuyant sur la réflexion menée au sein de son ministère, en prolongeant la pensée stratégique à l’œuvre depuis longtemps au sein de la communauté de défense française, qui réunit experts, intellectuels et militaires, Le Drian éclaire l’action de la France à l’étranger et explique sa ligne de conduite. On peut l’accepter ou la réprouver. Mais pour comprendre ce que fait l’armée française à l’étranger et en France, il faut la connaître.
Le Drian rappelle au passage cette citation de Trotski, frappée au coin d'un martial bon sens : «Si vous ne vous intéressez pas à la guerre, la guerre, elle, s'intéressera à vous.» Et dans une guerre, la première question est de savoir qui est l'ennemi. En principe, la France, depuis la Seconde Guerre mondiale et la fin des guerres coloniales, ne se connaît que des ennemis «conjoncturels», c'est-à-dire des ennemis qui se manifestent par une agression évidente ou qui se disposent à le faire de manière imminente. Plus «d'ennemi héréditaire», telle l'Allemagne ou l'Angleterre, qu'il faut se préparer en tous temps à affronter, ou de projet colonial qu'il faudrait soutenir, mais une posture essentiellement défensive, renforcée par un réseau d'alliances. C'est le sens de la dissuasion nucléaire voulue par le général de Gaulle et ratifiée depuis par tous les gouvernants, de droite et de gauche, communistes compris. Elle vise, non à attaquer quiconque, mais à dissuader tout agresseur éventuel, serait-il beaucoup plus puissant, en le menaçant d'une apocalypse générale. C'était aussi le sens de l'organisation de l'armée française, après la fin de la guerre d'Algérie, conçue pour répondre à une éventuelle attaque venant de l'Est. Dans les années 80, les interventions variées décidées dans le cadre de l'ONU ou de l'Otan, au sein d'une coalition internationale, ont provoqué la réorganisation de l'appareil militaire, qui n'avait plus pour mission première de défendre le territoire européen, mais de se projeter au loin dans le cadre d'opérations conjointes destinées, avec plus ou moins de succès, à limiter les drames humanitaires ou à mettre à la raison un perturbateur notoire de l'équilibre mondial ou régional.
Tout change avec l'apparition d'acteurs comme Al-Qaeda ou l'Etat islamique (EI). Désignant des Occidentaux comme des ennemis «structurels» - et donc le devenant eux-mêmes -, ces organisations, dont la deuxième s'est emparée d'un embryon d'Etat, ont déclaré une guerre générale à ceux qu'elles désignent comme des «croisés». Par leur nature démocratique qui influe sur l'opinion musulmane, en entretenant des rapports étroits avec certains Etats musulmans, en défendant l'existence de l'Etat d'Israël, ces «croisés» sont des obstacles pour ainsi dire naturels à l'instauration d'un «califat», dont la vocation n'a pas de frontières définies et tend, dans le principe, à s'étendre à toute la communauté des croyants, l'«oumma», en imposant une forme d'Etat théocratique dont on voit l'exemple à Raqqa ou à Palmyre.
Un publiciste comme Michel Onfray affirme de manière parfaitement niaise qu’il suffirait de ne plus attaquer l’Etat islamique - et de négocier avec lui ! - pour qu’il cesse de frapper la France. C’est vivre hors de toute réalité. Le Drian rappelle que l’Etat islamique est l’agresseur initial (contre l’Irak, gouvernement fragile et composite soutenu par les Occidentaux) et que ces organisations, EI ou Al-Qaeda, frappent indistinctement les pays les plus divers, qu’ils soient ou non impliqués dans les affaires du Moyen-Orient, comme le montrent les attentats de Madrid ou de Bruxelles. Al-Qaeda et l’Etat islamique considèrent que l’Occident porte une culpabilité intrinsèque héritée de l’histoire, d’abord parce qu’il n’est pas musulman, ensuite parce qu’il a présidé au partage inique de l’Empire ottoman, abaissant par ses menées la puissance et le prestige de l’islam.
Les grandes démocraties ont eu beau mettre fin, contraintes ou volontaires, à l’ordre colonial, cette culpabilité demeure, quoi que fassent les gouvernements, telle une malédiction moyenâgeuse. Ainsi, ce n’est pas la France qui choisit son ennemi, c’est l’ennemi qui l’a désignée, hors de toute considération rationnelle, comme un pays à abattre. A partir de là, il n’est guère d’autre choix que de lutter, par les moyens militaires, diplomatiques et idéologiques les plus pertinents, dont Le Drian fait l’inventaire rapide et limpide. Une lutte longue, patiente, semée d’épreuves cruelles, mais qui sera, étant donné le véritable rapport des forces, bien décrit par Le Drian, immanquablement victorieuse.