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Libération
TRIBUNE

Trump, la cerise sur le «darwinisme social»

Le candidat républicain à la Maison Blanche est le plus pur représentant de cette tendance qui vante la compétition, l’excellence et la loi du plus fort.
Donald Trump, le 2 janvier, à Biloxi, Mississippi. (Photo Spencer Platt. AFP)
publié le 15 juin 2016 à 17h11

L’émergence d’un candidat vociférant et burlesque dans les primaires américaines peut au moins avoir ce mérite : nous rappeler la prégnance, en Occident, d’une vieille culture, ou vision du monde, qui a survécu à tous les désastres qu’elle a accompagnés ou attisés - la colonisation, le capitalisme le plus inhumain, la Grande Guerre, le nazisme…

Cette idéologie est celle du darwinisme social. Elle a peu de choses à voir avec Charles Darwin qui avait lui-même, en son temps, crié au voleur : on transposait les concepts qu’il avait forgés pour rendre raison du monde naturel (sélection naturelle, survie du meilleur, lutte pour la vie) vers le monde de la culture, celui des hommes - qui ne sont, rappelait Darwin, pas des animaux comme les autres, car ils sont capables d’empathie et vivent dans un monde de symboles. Les «darwinistes sociaux» ignorèrent Darwin et expliquèrent que la société, comme la nature, était gouvernée par les plus forts - les en empêcher était contre nature. Au même moment, dans les pays européens, on voyait donc la colonisation justifiée par le racisme et l’ordre social issu de la révolution industrielle légitimé par cette curieuse manière de diviser l’espèce humaine en forts et faibles.

Des qualités naturelles (de naissance) étaient autant de dispositions culturelles (intelligence, ruse, goût du travail…) qui fondaient tout autant de positions sociales (dominant / dominé). C'était merveilleux : le monde des Blancs était naturellement divisé entre prolétaires et riches, de même que le monde tout court était partagé entre inférieurs (les colonisés) et supérieurs (les colonisateurs).

A une époque, disons de 1850 à 1914, où se construisaient les nations et les empires coloniaux et où la révolution industrielle arrivait à maturité, le darwinisme social était partout. Il fit son office en 1914, pour convaincre les uns et les autres qu’ils étaient les meilleurs, et que la guerre serait l’ordalie des races et des peuples.

Le nazisme, quant à lui, ne parlait que de «lutte pour la vie», à grands renforts de slogans et de documentaires pédagogiques montrant deux cerfs s’encornant et quelque fauve déchirant sa proie. On sut, après 1945, parfois bien après, revenir sur ces travers occidentaux : on avait vu où pouvaient mener l’antisémitisme, le racisme et le bellicisme. Quant au darwinisme social, il ne fut jamais incriminé, ni à Nuremberg ni dans les textes fondateurs de l’ONU. A l’Est comme à l’Ouest, il restait une explication du monde et un instrument de motivation des Stakhanov ou des businessmen (en bon français dans le texte).

Aujourd'hui, le darwinisme social est partout : dans le management (sic), dans les politiques publiques, dans les cultures politiques, dans les jeux télévisés, dans les écoles de commerce… Même à l'université, dans le monde de la recherche comme de la culture en général. Amusez-vous à compter les «projets d'excellence», «initiatives d'excellence», «bourses d'excellence»… A dénombrer les prix, qui pullulent. A examiner les «classements», qui métastasent. On dénombre des quantités (de publications, de citations, de titres…), dans un univers censé être qualitatif. On célèbre la «performance», dans un monde censé être fondé sur le partage. Certains chercheurs font sécession - comme Alexandre Grothendieck, ce mathématicien qui quitta les honneurs par horreur de la compétition et par refus que la science serve aux militaires. D'autres résistent de l'intérieur, en signant des «chartes de la désexcellence» et en promouvant une «slow science» comme il existe des «slow towns» et une «slow food» (que d'anglais, décidément).

Le blond héraut de l'ultradroite américaine a pourtant pour seul argument : élisez-moi, car je suis l'élu, celui de la nature, celui de mes performances, de ma fortune, de mes femmes et de mes biens. Il y a les gagnants et les perdants : avec moi, vous aurez un gagnant, et l'Amérique ne perdra plus. Comme toute caricature, cet homme souligne et révèle à gros traits ce qui tisse et sous-tend une bonne partie du système de valeurs occidental, qui exalte le connecté, le mobile, le rapide, le brutal, au détriment du doux, du rêveur, du marginal : l'homme est une bête en guerre, contre elle-même, contre autrui et contre son environnement. Cet individu habite un monde à l'environnement ravagé par le productivisme et la consommation, vit une vie aliénante, il like et sélectionne. Il est un gagnant. Il vote Trump, sans toujours s'en douter.

Cette chronique est assurée par Laure Murat, Serge Gruzinski, Sophie Wahnich et Johann Chapoutot.