Menu
Libération
TRIBUNE

Orlando : parlons d’abord de terrorisme sexuel

Massacre à Orlandodossier
Renvoyer la tuerie du Pulse vers l’islam et l’islamisme, c’est tomber dans le piège tendu par les partisans du «choc des civilisations». C’est aussi céder à une instrumentalisation xénophobe et raciste de la «démocratie sexuelle».
A Orlando, ce jeudi. (Photo Spencer Platt. AFP)
publié le 16 juin 2016 à 17h11

«Il nous faut faire la preuve que nous sommes définis davantage par la vie que menaient [les victimes de la tuerie d’Orlando] que par la haine de l’homme qui vient de nous les arracher.» Le message du président des Etats-Unis, dimanche 12 juin, en réaction au massacre perpétré par Omar Mateen dans une boîte de nuit homosexuelle, n’a évidemment pas empêché Donald Trump de rappeler aussitôt la proposition de barrer l’entrée des Etats-Unis aux étrangers musulmans, proposition qui avait lancé sa campagne pour la nomination républicaine après les attaques de San Bernardino, six mois plus tôt.

En retour, c'est Hillary Clinton, la candidate démocrate, qui se trouve sur la défensive : d'un côté, elle suit l'exemple de Barack Obama en dénonçant «le piège tendu par le lobby des armes» ; de l'autre, contrairement à Barack Obama, elle finit par céder à la pression de son rival républicain en utilisant l'expression d'«islamisme radical», au risque de tomber dans le piège que lui tend celui-ci. «Où cela va-t-il s'arrêter ?» s'inquiète le locataire de la Maison Blanche : «Va-t-on commencer à discriminer les musulmans américains en raison de leur foi ?»

Il ne faut donc pas s'étonner si Roger Cohen, éditorialiste au New York Times, compare le terroriste de Floride, citoyen des Etats-Unis né de parents afghans, au nationaliste serbe de Bosnie Gavrilo Princip, le meurtrier de l'archiduc François-Ferdinand qui déclenchait par son geste la Première Guerre mondiale. De même, l'attentat du 12 juin 2016 pourrait bien avoir «ouvert la porte de la Maison Blanche à Donald Trump, poussé la Grande-Bretagne hors de l'Union européenne, et livré la présidence française à Marine Le Pen, en entraînant le monde dans une spirale de violence».

Car il ne suffira pas de rejeter les «amalgames» pour échapper aux dérives xénophobes et islamophobes : comment dire en effet qu'un attentat perpétré au nom de l'Etat islamique n'aurait «rien à voir» avec l'islam ? Telle était déjà la critique dirigée contre la gauche par le journaliste Jean Birnbaum après les attaques sanglantes contre Charlie Hebdo et l'Hyper Cacher. Or, aujourd'hui, c'est la formule exacte que reprend à son compte le père du tueur, Seddique Mateen : «Rien à voir avec la religion» ; mais son soutien aux talibans n'en altère-t-il pas la crédibilité ?

Sans doute cet homme affirme-t-il qu’il s’agit plutôt d’homophobie. Il est bien placé pour en parler, puisqu’il l’a sans doute transmise à son fils - même si, pour sa part, il préfère laisser à Dieu la punition des sodomites. D’ailleurs, comment ne pas parler d’homophobie dès lors que des homosexuels sont visés en tant que tels ? Certes, l’attirance d’Omar Mateen pour ce lieu et son goût pour une application de rencontres gays semblent maintenant établis ; mais cette contradiction apparente ne fait que souligner les effets d’une idéologie qui est au cœur du projet politique de l’EI. De la même manière, la répression du FBI contre les homosexuels, sous le maccarthysme, s’accommodait fort bien de l’homosexualité de son patron, John Edgar Hoover. Bref, loin d’opposer l’idéologie à l’homophobie, il convient de les penser comme les deux faces d’une même logique politique.

Pour autant, savoir si ce terrorisme a quelque chose à voir ou pas avec l’islam reste une question proprement religieuse : elle suppose de trancher ce qu’est véritablement l’islam authentique. Il en va de même, s’il est permis d’oser la comparaison, des discours sur l’identité nationale : le problème n’est pas de les mesurer à l’aune d’une vérité de la culture française. La question sociologique est tout autre : ceux qui commettent de tels actes au nom de l’islam en revendiquent une définition qu’ils essaient d’imposer. Et d’après les réactions d’un Donald Trump, qui reprend à son compte leur version, ils n’y parviennent pas si mal. Bref, il ne s’agit pas de la vérité de l’islam, mais de l’efficacité politique du terrorisme : il parvient à ses fins en produisant sa propre vérité, qui devient effective.

Il ne faut donc pas aborder l'acte terroriste comme l'expression de la culture musulmane. Pour autant, ne le réduisons pas à une pathologie individuelle, soit l'explication alternative souvent proposée pour rendre compte d'une telle «folie». Bien sûr, son ancienne épouse parle de troubles bipolaires. Mais faire du terroriste un «déséquilibré» n'aidera guère à comprendre. La question s'était posée pour Anders Breivik, en Norvège, après le massacre d'Utoya. Les psychiatres qui ont parlé de schizophrénie paranoïaque ont dû se rendre à l'évidence : son charabia incohérent, c'est celui qu'on retrouve dans les productions idéologiques de l'extrême droite - et bien au-delà. C'est la logique, quelque irrationnelle qu'elle soit, du «choc des civilisations». Et c'est donc la même qu'on retrouve de l'autre côté de ce «conflit» : à Oslo, cet islamophobe virulent n'a-t-il pas voulu citer comme témoin à son procès un mollah emprisonné pour menaces de mort contre des politiques ? «Il y a de la méthode dans sa folie», dirait Hamlet, et cette méthode est partagée.

Depuis les années 2000 en particulier, la rhétorique du «conflit des civilisations» se joue dans le registre sexuel - qu'il s'agisse de genre ou de sexualité, de sexisme ou d'homophobie. L'opposition entre «eux» et «nous» passerait ainsi entre l'archaïsme et la modernité du sexe, soit une instrumentalisation xénophobe et raciste de ce que j'ai appelé «démocratie sexuelle». Une fois encore, Donald Trump l'a bien compris : s'il continue de s'opposer au mariage pour les couples de même sexe, il revendique désormais d'être un «meilleur ami des LGBT» qu'Hillary Clinton, puisqu'il préconise une politique islamophobe…

Pour ne pas tomber dans ce piège d'un conflit sexuel des civilisations, comme beaucoup l'ont fait en succombant aux sirènes du culturalisme après les attaques sexistes de Cologne, il importe donc d'en saisir la logique - et d'abord de qualifier ce terrorisme sexuel.