Menu
Libération
Chronique «Philosophiques»

Orlando : plus jamais ça ?

Massacre à Orlandodossier
Un événement tragique marque un avant et un après, on le singularise pour conjurer sa répétition.
Une membre de la communauté LGBT, jeudi à Bombay. (Photo Punit Paranjpe. AFP)
publié le 16 juin 2016 à 17h11

Jacques Derrida, qui avait écrit (ou plutôt coécrit) un livre intitulé le «Concept» du 11 septembre, avait aussi réuni ses hommages à des amis disparus sous le titre suivant (lui-même suggéré par des amis) : Chaque fois unique, la fin du monde. Dans les deux cas cependant, l'idée qui est si frappante est la même. C'est qu'il faut admettre à la fois la singularité absolue de chaque événement et la manière dont pourtant ils peuvent se répéter. C'est vrai lorsqu'un événement survient de façon si soudaine et parfois si tragique qu'il dessine irréversiblement un avant et un après. Et que sa date devient une borne du temps ou de l'histoire, devient comme un nom. Le 11 Septembre. Le 13 Novembre. Chacun sait aussitôt de quoi l'on parle. Et c'est d'abord d'un événement singulier, au plus haut degré. Il y a même un secret espoir, dans le cas des catastrophes, lorsqu'on les nomme par leur date : c'est que cela conjure leur répétition. Plus jamais ça. Mais elles reviennent malgré tout, donnant un sentiment de répétition, quoique avec quelque chose à chaque fois d'absolument singulier. Quoi de plus singulier que l'attentat d'Orlando, qui vient pousser jusqu'au massacre collectif la haine homophobe, confirmant si l'on en avait besoin que la liberté, la diversité, la reconnaissance, dans cet ordre de la vie, sont au fondement de nos vies ? Ce n'est pas simplement le souvenir du Bataclan qui remonte. Il y a autre chose encore. Et quoi de plus individuel que l'assassinat de «policiers», mais cette fois au plus intime de leur vie ? Pourtant, là aussi, la répétition fait son effet.

Or ce sentiment de répétition ajoute un danger supplémentaire à l'irruption de l'événement lui-même. Il risque de nous laisser deux fois brisés : par l'ébranlement à nouveau ; mais aussi par son retour. C'est comme si ce retour venait redoubler un effet de force brute ; à l'idée de rupture soudaine, il ajoute celle de coups de boutoir risquant peu à peu de tout ébranler ; et à ces coups de boutoir l'idée d'une catastrophe «globale», qui risque de tout emporter. Pourtant, il faut le dire avec force : il n'y a pas de catastrophe globale. Même la répétition est celle d'une catastrophe précise (un attentat n'est pas un tsunami) et il reste un sens précis que portait déjà en lui le premier événement, ce pour quoi sa date n'est pas juste un nom propre et unique, mais un nom étrangement commun et, comme disait Derrida, un «concept». Au-delà de sa singularité irréductible, il ne faut pas renoncer à y voir un sens, pour affronter sa répétition, pour y résister. Mais quel «sens» ?

Revenons alors au second des deux ouvrages évoqués. Chaque fois unique, la fin du monde. Et relions-le à la répétition des ébranlements. On dira les choses simplement : si toute perte vitale, tout deuil est la «fin du monde», en retour et en revanche, la seule réponse au crime sera la construction ou la reconstruction d'un monde, du monde. Bien sûr, on ne reconstruira pas ce monde singulier détruit avec tel visage et tel sourire. Et on ne pourra pas se contenter de formules creuses du genre : nous vivons tous et de toute façon dans un monde commun. Mais on dira quand même ce à quoi la répétition des ébranlements oblige : construire ou reconstruire un monde commun malgré et contre la réalité de ces événements et leur répétition. Et à travers ce qu'elle révèle. Sans se résigner à cette répétition ; en cherchant ses causes et en luttant contre elles ; mais en en prenant la mesure et sans prétendre qu'on pourra l'«éliminer», au risque de confondre la lutte contre certains actes et l'élimination de certains hommes. Apprendre à construire un monde malgré tout, en sachant qu'il la contient, au double sens de ce verbe : qu'il la repousse (comme on contient une pulsion, une force) et qu'elle en fait partie. Si le meurtre, ciblé ou indiscriminé (comme on dit atrocement), est élimination de l'autre et destruction du monde, alors la réponse ne peut «éliminer» l'autre, et pour deux raisons. Parce qu'elle reproduirait ce geste. Et parce qu'elle serait illusoire, face à une menace partout, une condition et un moment. Il nous faut donc construire un monde malgré et, en un sens, avec ceux qui veulent le détruire, aussi bien que contre leurs actes. En luttant contre des actes, mais sans confondre ces actes avec ces êtres. Car alors ce serait justement la fin du monde, du monde commun, du monde commun possible et du monde commun réel. On dira : mais ce monde commun, quelle abstraction ! Oui, certes. L'idée du monde commun peut être une abstraction, si elle oublie ce qui la menace, événement, répétition, donc aussi sens et causes, qu'il faut penser et affronter. Mais cette idée de monde commun peut redevenir concrète et vitale justement si elle intègre cette menace. Elle est même la seule réponse à cette menace si, loin de la laisser tout détruire en se répétant, elle nous oriente, et à chaque fois différemment, vers ce qui est à construire et en fait toujours à reconstruire.

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Anne Dufourmantelle et Frédéric Worms.