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Libération
Chronique «À contresens»

Foules sentimentales en quête d’idéal

Quelle spiritualité est possible dans un monde totalement marchandisé, et quels espoirs, quels idéaux après la mort du communisme ?

Publié le 17/06/2016 à 18h31

Si nous sommes vraiment en quête de spiritualité, ne serait-il pas souhaitable que les intellectuels se saisissent du sujet ?

Certains d'entre eux s'en préoccupent déjà, comme le sociologue Philippe Corcuff, notamment dans une tribune publiée dans Libération le 13 juin. Son objectif n'est pas de sauver l'islam des foudres qui s'abattent sur lui : mais de montrer que la quête de spiritualité - qu'elle soit religieuse ou laïque - est une forme de résistance à la logique capitaliste, cette idéologie sans âme qui monnaye tout, même les choses les plus précieuses et les plus intimes de l'existence.

La recherche d'un sens à la vie, d'un au-delà contre la marchandisation du monde, expliquerait le retour des «religions» - y compris dans leurs formes les plus meurtrières comme le jihad. Mais cette quête de sens suscite aussi l'émergence d'une spiritualité laïque, d'une «éthique de la fragilité qui ferait son miel de nos faiblesses partagées et mutualiserait nos écorchures singulières». Or notre société ne donne pas le moindre espace à la spiritualité. Elle qualifie les croyants d'aliénés et soupçonne les laïcs qui prennent au sérieux cette quête d'être des gourous ou des escrocs. Mais penser que le capitalisme est l'opposé de la spiritualité religieuse est aussi une erreur. Il suffit de rappeler l'histoire des relations entre capitalisme et protestantisme ou de donner l'exemple des Etats-Unis, temple du capitalisme et champion mondial de la reconnaissance des religions. Il suffit encore de songer aux valeurs et aux idéaux générés par les sociétés capitalistes pour comprendre qu'ils ne sont pas conçus pour des êtres conscients de leur nature mortelle, obsédés par l'ici et le maintenant, mais pour des individus qui ne songent qu'à cumuler ce qu'ils ne pourront jamais dépenser en une seule vie. Pour des êtres qui visent plutôt à exhiber leur pouvoir social qu'à satisfaire leurs désirs.

Le capitalisme est un idéalisme, un fétichisme, une religion qui fabrique des fanatiques et des malheureux, prêts à tuer, à torturer et à mourir pour lui rendre hommage. Il n’est pas incompatible avec la foi parce qu’il est lui-même une foi.

Aujourd'hui, les auteurs qui prônent l'essor de la spiritualité ne sont-ils pas en réalité nostalgiques de cette autre forme de spiritualité qui a dominé le XXe siècle : le communisme. Cette idéologie donnait un sens à leur vie, même si les conséquences de sa réalisation furent criminelles. Le communisme leur permettait de vivre dans le capitalisme tout en le condamnant, les autorisait à penser qu'ils avaient enfin trouvé une vérité de nature scientifique susceptible d'expliquer le présent, le passé, l'avenir. Une spiritualité dotée de martyrs et de prophètes auxquels on pouvait se référer. Mais la fin de cette espérance les laisse orphelins et les confronte au vide métaphysique et politique. La mort du communisme ne leur permet pas néanmoins d'oublier leurs vieux démons, notamment le mépris de la démocratie en tant que cadre d'élargissement des libertés, de recul des inégalités et d'invention des nouvelles formes de vie. A leurs yeux, le capitalisme est un monstre qui a inventé le mensonge démocratique pour faire croire aux peuples qu'ils sont libres, y compris de lutter contre le capitalisme, alors qu'il n'en est rien.

Et si, après le communisme, il ne reste aucun espoir révolutionnaire, plus rien qui permette d’en finir avec la toute-puissance du capitalisme, nous n’aurions plus alors qu’à nous retrancher tels des survivants dans des protocoles visant à préserver notre âme dans un monde qui n’en aurait plus. La quête de spiritualité s’apparenterait à une défaite et le rôle des intellectuels serait alors d’imaginer des normes susceptibles de rendre les peuples plus libres, plus sages, plus heureux.

Quel dommage d’oublier que les êtres humains ne songent au sens de l’existence, au vide, à la perte des repères que lorsqu’ils sont dans le malheur ou dans des sociétés qui sacrifient la beauté et l’intensité de la vie à des idéaux meurtriers.

Cette chronique est assurée en alternance par Marcela Iacub et Paul B. Preciado.