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tribune

Derrière les masques des Hopis

Malgré les interdictions, les ventes de plus d’une centaine de masques «sacrés» de ces Indiens de l’Arizona se poursuivent à Drouot. La dernière a eu lieu fin mai.

Par
Gilles Colin
Ethnologue, spécialiste des Hopis
Publié le 19/06/2016 à 17h31

La succession de ventes aux enchères sur ces masques traditionnels témoigne d’une ignorance, d’une incompréhension et d’un cynisme qui ne peuvent laisser indifférent. Rappelons d’emblée qu’aux Etats-Unis la vente, l’échange mais aussi, nous insistons, l’exportation de ces objets sont interdits par la loi.

La culture des Hopis, peuple de 18 000 âmes vivant en Arizona, est encore remarquablement vive, même si leur cycle cérémoniel, jadis d’une grande richesse, ne demeure complet qu’en un seul village. Un culte pourtant résiste, il a toujours été essentiel à leurs croyances et à leurs pratiques, il se confond maintenant avec leur existence et constitue ce qu’ils ont de plus «précieux». Ce sont les «Katsinam» : des danseurs portant des «masques». Une visite aujourd’hui dans la réserve en période de danses convaincra quiconque du caractère central et très protégé de leur culte. Rien de touristique là-dedans, mais des rites humbles et d’une grande beauté. Ces Katsinam président à l’initiation des jeunes et doivent absolument demeurer cachés le reste du temps. Ils ne peuvent bien sûr être photographiés, ni dessinés sur place ni a fortiori cédés ou vendus. Ils accompagneront chaque individu tout au long de sa vie, tissant à travers le temps et l’espace un lien entre les générations.

Car les Katsinam ont plusieurs dimensions : ce sont les âmes des morts qui reviennent danser avec leurs descendants au village à la saison des cultures ; ce sont les nuages qui portent la pluie, la vie, en ces contrées désertiques et, par extension, ce sont les figures diverses de la réalité : animaux, plantes, astres, etc. ; ils permettent, selon les Hopis, le renouveau annuel, malgré la précarité de leur condition. Enfant, un Hopi reçoit des Katsinam eux-mêmes des poupées les représentant. Il saura ainsi les reconnaître puis apprendra, à terme, que ces personnages généreux sont en fait ses oncles et père mais que, lors des danses, les Katsinam les revêtent d’une identité ambiguë, essentielle et intime. A sa mort, le visage recouvert d’un masque de coton, il deviendra à son tour nuage…

Nos traditions monothéistes permettent difficilement de se représenter ce que sont les Katsinam. Le saint et le laïque se sont, en effet, redéfinis tout au long de nos histoires, les rapports entre l’argent et la vertu ont motivé des réformes ou se sont servis réciproquement.

Pour les Hopis, en revanche, point d’échange, sinon entre soi et avec les morts, mais un effort pour perpétuer des mouvements et des apparences qui leur permettent d’exister, rend honneur à la beauté du monde, et soude une communauté par-delà ses dissensions. Une tradition ancestrale à la doctrine invariable et liée aux objets qui la servent. Plusieurs lois aux Etats-Unis interdisent donc le commerce, le troc et, par suite, l’exportation de ce genre d’objets.

Depuis une vingtaine d’années, s’ouvrant au monde, les Hopis ont pris conscience du nombre d’objets cultuels dérobés jadis par des visiteurs (missionnaires, premiers ethnographes) ou vendus par des congénères indélicats, abusant de biens communs. Ils tentent donc de les récupérer, souvent avec succès, dans les musées, les universités… Seules les poupées évoquées plus haut peuvent depuis toujours faire l’objet de cadeaux et de ventes, comme les mocassins, les ceintures, les bijoux.

La dissimulation de Katsinam chez un collectionneur ou dans une réserve de musée, aussi longue soit-elle, n’enlève donc rien à leur valeur inestimable et à leur caractère incessible. Qu’ils ne soient pas inscrits sur la liste internationale des objets d’art et patrimoniaux volés, on le comprendra par ce qui précède. Lors du procès visant à suspendre la première vente aux enchères, la justice française a statué a minima, ne tenant aucun compte du contexte culturel. Or, rappelons que la France a signé la convention européenne des droits de l’homme qui stipule, dans deux de ses articles, la liberté de culte et l’égal respect dû aux diverses pratiques (articles 9 et 14). Nous sommes donc en présence d’un traitement inéquitable que seule l’ignorance peut expliquer. Une injustice qui peut être prévenue si les mesures législatives adéquates sont prises. Soit par la signature d’un accord bilatéral avec les Etats-Unis. Ce que refuse à ce point la France, qui pointe les négligences permettant ce genre de trafic. Soit, de façon plus générale, par l’inscription définitive dans le droit français des termes de la convention Unidroit ratifiée depuis 1995 par 22 pays, et qui prohibe la vente dans un pays étranger d’objets interdits à la vente dans leur pays d’origine. Processus législatif qui devait aboutir en France, en mars 2002, après ratification par l’Assemblée nationale et le Sénat, d’un texte déposé par Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères, mais qui a été «oublié» en seconde lecture, sans doute victime d’intérêts inavoués. Les récentes catastrophes, en Mésopotamie, au Népal, laissant présager de nouveaux afflux d’objets, il serait très à propos que ce travail législatif reprenne et aille enfin à son terme.