Il était le conteur à lunettes, l'historien universel, l'instituteur de la Ve République. Pendant des décennies, Alain Decaux, récemment disparu, a réussi une performance télévisuelle qu'on a du mal à concevoir aujourd'hui : une heure en direct, sans notes, sans prompteur, pour raconter sur un ton passionné Marie-Antoinette, Jaurès ou Hitler. Son émission, austère à souhait, drainait néanmoins des millions de spectateurs grâce au talent du raconteur d'histoire. Dépassé, le genre ? Oui et non. Sur le Net, d'autres conférenciers réussissent à intéresser le public par le seul verbe, sans artifice, suscitant des millions de vues. Les conférences TED, connues dans le monde entier, à certains égards ressemblent aux numéros d'orateur cathodique d'Alain Decaux.
Bien sûr, le succès de ce «one historian show» agaçait au plus haut point ses confrères universitaires, confinés dans l'anonymat d'un travail décisif mais obscur, enfermés dans leurs bibliothèques silencieuses ou penchés sur leurs malles d'archives pendant que l'amateur éclairé spécialiste de la «petite histoire», disciple de G. Lenotre, intarrissable dans l'évocation des scènes et des émotions, étincelait sous les projecteurs de la télévision. D'où l'intérêt de ce petit livre de dialogue entre Decaux et l'un des papes de la «nouvelle histoire», fondateur de la revue le Débat, Pierre Nora, pilier de la maison Gallimard et brillant architecte de la série désormais classique intitulée «les Lieux de mémoire». Les deux hommes, à vrai dire, se connaissaient et s'estimaient, tous deux engagés à gauche, tous deux assez ouverts d'esprit pour entrer dans les raisons de l'autre.
A l’origine dévouée au récit, aux personnages et au «roman national», l’histoire avait été révolutionnée entre les deux guerres par l’irruption de «l’école des Annales», dédaigneuse du récit patriotique, des batailles et d’une histoire centrée sur les grands hommes et la politique. Soucieux d’intégrer à leur discipline d’autres sciences, telles l’économie ou la sociologie, des historiens comme Lucien Febvre, Marc Bloch, puis Georges Duby, François Furet ou Emmanuel Le Roy Ladurie s’attachaient aux facteurs économiques, aux mythologies, aux détails significatifs de la vie quotidienne, à la longue durée et aux mouvements telluriques du rapport entre les classes sociales.
Elargissant le point de vue, ils proposaient une histoire plus analytique, plus ambitieuse, décentrée des drames du pouvoir, livrant à chaque fois une interprétation argumentée et savante des faits historiques, plus qu’un récit de l’événement. Alain Decaux, interrogé par Pierre Nora, rend hommage à ce travail, qu’il considère avec respect et avec humilité, mais explique aussi que la télévision impose un mode narratif qui exclut les digressions statistiques, les abstractions analytiques, les perspectives générales, au profit de la scène, du portrait et du drame.
Sans identification du spectateur à un personnage et à une histoire, point d'intérêt, point de séduction et, au bout du compte, point de spectateur. Le dialogue aurait pu en rester là, le savant aimable d'un côté, le saltimbanque érudit de l'autre. Mais la «nouvelle histoire», au fil du temps, a évolué. Elle aussi a compris, avec Duby et son Dimanche de Bouvines, Le Roy Ladurie et son Montaillou ou encore Le Goff et ses biographies magistrales, que le récit avait aussi sa légitimité, que l'événement comptait et que le public ne lirait pas, de toute manière, une compilation intelligente de statistiques économiques.
La narration est revenue en force, comme chez Jean-Noël Jeanneney, Michel Winock ou Mona Ozouf, à tel point qu’à la fin de sa vie, François Furet méditait d’écrire un «Napoléon», projet narratif et politique s’il en fut. Pierre Nora le concède volontiers à Alain Decaux, qui voit soudain son métier frivole légitimé par une autorité intellectuelle qu’on pouvait penser dédaigneuse.
Les deux se rejoignent surtout, venant d’horizons si différents, sur l’enseignement de l’histoire. Pierre Nora, comme Alain Decaux, déplore la mise au rencart de la chronologie, la disparition des héros, positifs ou négatifs, la transformation des manuels d’histoire en dossiers composites expurgés de toute narration, la proscription du roman national au profit d’exercices pratiques disparates censés plaire à l’élève parce qu’ils sont déployés dans son milieu d’origine, comme si l’enseignement ne consistait pas, justement, à transporter l’élève dans un monde qu’il découvre. Hitoire savante et histoire médiatique se rejoignent ainsi pour administrer à l’Education nationale une leçon de pédagogie. Salutaire union sacrée…