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Libération
Chronique «Ecritures»

Hier encore

publié le 24 juin 2016 à 17h41
(mis à jour le 27 juin 2016 à 11h07)

On entendait encore il y a quelques années, dans certains dîners de famille, de la bourgeoisie plutôt intellectuelle, au moment de Noël, quand l'heure de la messe de minuit approchait, quelqu'un dire en riant «tu sais bien qu'on est des mécréants», ou «ah la la quelle famille de mécréants», ou «tu n'es qu'une mécréante maman», ou «papa tu es un mécréant», c'était dit avec fierté, en coupant la bûche, en déballant les cadeaux, ou en mangeant de la viande le vendredi saint. C'était une manière d'affirmer avec humour qu'on était une famille évoluée, libre, intelligente. C'était une source de fierté. Ceux qui allaient communier étaient arriérés. La religion était l'opium du peuple. On s'était émancipé des règles qu'avaient suivies les générations précédentes. Tout ce qui avait été source de honte, sujet d'opprobre, devenait occasion de se redresser. Dans la foulée, la marche des fiertés, gay pride, suivait le même retournement. La logique s'inversait, l'ensemble de la société évoluait en substituant la honte rentrée à la fierté revendiquée. Les critères avaient été renouvelés, mais on était toujours fier des familles qu'on formait. Alors que, avant, on avait toujours au fond de soi un peu honte de quelque chose. C'était fini, c'était oublié, effacé, inversé. On redressait la tête pour les raisons mêmes qui nous l'avait fait baisser. Ce qui avait valu rejet valait distinction. L'approbation succédait à la disqualification, l'intégration à l'excommunication. Mais le principe de sélection, lui, était toujours là, permanent. On avait «tout changé pour que rien ne change». La formule de Lampedusa convoquait des images de soleil, d'élégance, de jardins fleuris. On souriait en pensant à Visconti. Tout avait changé, mais on était toujours entre personnes de bonne compagnie. Quand on se réunissait, au lieu de dire qu'on était allé à la messe, on disait «je suis une mécréante». C'est tout. Les rétrogrades continuaient de fréquenter Saint-Nicolas-du-Chardonnet, de mettre des jupes plissées, de censurer les spectacles de Garcia ou de Castellucci, c'étaient des résidus, des spécimens, ils faisaient l'objet de reportages télévisés. Des gens qui votaient probablement Front national, se disait-on sur le ton de la réprobation. D'ailleurs, ils ne s'en vantaient pas.

Bien sûr, on trouvait dans le camp progressiste quelques cas isolés qui n'étaient jamais contents. A propos de ce qu'on appelait l'orientation sexuelle, dans les débuts de la gay pride, un ami m'avait dit : «Ah non, pitié, laissez-nous notre honte !» Mais globalement, la fierté avait gagné. Il n'y avait pas d'élus du FN à l'Assemblée. Helmut Newton avait photographié Jean-Marie Le Pen, levant la tête vers l'objectif, et serrant contre lui ses deux gros chiens, dont les crocs n'apparaissaient qu'à peine. La ressemblance avec leur maître frappait, c'était un peu glaçant. Mais être glacé de temps en temps ne confirmait-il pas à quoi on avait échappé ? Ceux qui votaient FN étaient le diable, si l'occasion se présentait on ne leur serrerait pas la main. On leur cracherait même peut-être au visage. L'écrivain Régis Jauffret avait fait un portrait de «MLP» dans Libération dans lequel il s'imaginait au lit avec elle et prenant du plaisir à gifler sa grosse joue.

Ce temps est loin. Personne n’aurait l’idée aujourd’hui de gifler MLP ni de détruire une permanence de son parti. Mais, pour que le principe de sélection soit de nouveau assuré, il fallait que tout change pour que rien ne change. Les vases communicants se sont de nouveau inversés. Maintenant, ce sont des permanences du PS qui sont saccagées, et le chef d’Etat socialiste dont on refuse de serrer la main. A l’occasion de la cérémonie officielle à la mémoire du couple de policiers assassinés par un jeune homme se réclamant de Daech, pour qui «être mécréant» n’est pas un trait d’humour, un flic, menton bien droit et regard lointain, a gardé les bras le long du corps quand François Hollande lui a tendu la main. Ce qui serait honteux aujourd’hui, ce serait de ne pas serrer la main à Florian Philippot. La dédiabolisation a si bien marché que le FN a récupéré à son profit le respect dont jouissaient les élus républicains, et passé aux socialistes, telle une pomme de terre chaude, le dégoût dont ils étaient l’objet. Sur les photos, à la morgue photographiée à l’époque par Newton, se mêle maintenant un sentiment de légitimité retrouvée. Ce qui n’empêche pas qu’on continue de parler de population fragile à leur sujet. Comme si on attendait tranquillement le prochain retour de balancier.

Cette chronique est assurée par Christine Angot, Camille Laurens et Thomas Clerc.