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Libération
Chronique «Médiatiques»

Journalistes après le Brexit : les enfants du divorce

L’apocalypse n’est pas seulement politique et financière, mais aussi familiale et affective. Ce sont des mythologies, l’Europe et le suffrage universel, qui s’affrontent.
publié le 26 juin 2016 à 17h11
(mis à jour le 27 juin 2016 à 11h04)

Le divorce. Cette fois, on y est. C’est le bandeau de BFM au matin du Brexit, que l’on contemple dans une vague hébétude en rédigeant cette chronique, entre panique boursière et menace de sécession de l’Ecosse, entre convocations de sommets rituels et annonces qui sonnent creux, sidéré, incertain, suspendu comme rarement aux réactions des politiques, Hollande, Merkel, Juncker et le nouvel ébouriffé qu’il va falloir apprendre à connaître, Boris Johnson. Divorce, ce mot qui nous oblige à écrire suspendu au-dessus du vide vertigineux.

Car c’est vraiment ça. Divorce, c’est le mot qui vient tout de suite, tant on perçoit que cette apocalypse dépeinte par BFM n’est pas seulement politique et financière, mais aussi familiale, et affective, avec tout ce qu’elle comporte de joies malsaines, et de reproches rétrospectifs. Non seulement un divorce, mais un divorce qui se passe mal. On se sépare dans la douleur et les cris, au point qu’on est presque surpris d’entendre Hollande assurer que nous continuerons de travailler avec ce grand pays ami, qui nous adresse ce doigt d’honneur si éloquent.

Le Brexit, on le sait bien, est sans retour. Ce qu’un vote a défait, aucun autre vote ne pourra jamais le rapetasser. La porte est ouverte, mais si tu pars, c’est pour toujours. Pourtant, sous ce divorce immédiatement lisible, s’en cachent peut-être quelques autres. L’Europe, ce ne sont pas seulement des institutions opaques et incompréhensibles, ce ne sont pas seulement Mitterrand et Kohl se tenant la main, ce ne sont pas seulement le drapeau tricolore et le drapeau bleu étoilé, en torche ensemble derrière le Président quand il allocutionne. C’est la paix. Ce sont les échanges Erasmus. C’est l’euro que l’on peut dépenser, quand on en a, dans les magasins de seize pays. C’est le sens de l’Histoire, tel qu’on l’a sucé avec le lait maternel. C’est une évidence.

Et depuis toujours, cette évidence formait couple avec une autre évidence, une autre mythologie, encore plus ancienne, encore plus ancrée dans les gènes : la foi dans la démocratie, le suffrage universel, et les institutions représentatives qui l'incarnent. C'est sacré, le suffrage universel. Ça ne peut pas se tromper. «Regardez comme on meurt pour 25 francs !» lance le député Baudin sur les barricades de 1851, avant de tomber fauché par la fusillade du 19e de ligne : la scène figure dans l'imagerie des livres d'histoire de la communale des années 60, dans la grande galerie des mythologies nationales que l'on tétait, elles aussi, avec le lait maternel.

C’est peut-être cet insoluble conflit de loyautés, qui explique l’aveuglement individuel de beaucoup de journalistes, dès qu’il est question d’Europe. Le Pen ne peut pas être au second tour en 2002, même si quelques sondages commencent à le suggérer. Le «oui» ne peut pas perdre au référendum de 2005. Le Brexit ne peut pas gagner en 2016. Marine Le Pen ne pourra pas l’emporter en 2017. Cela ne peut pas arriver. Il y aura toujours un plafond de verre, un garde-fou, quelque chose. Le suffrage universel ne peut pas commettre ces bêtises-là, jamais. Papa ne peut pas faire du mal à maman. Normalement. Jusqu’à ce que l’Histoire nous tombe dessus.

Que ces deux mythologies nourricières, l’Europe et le suffrage universel, s’opposent et se précipitent l’une contre l’autre, c’est inimaginable, oui, comme un divorce. Il va donc falloir choisir l’une contre l’autre, papa contre maman ? Gouffre, angoisses, cauchemars, traumatisme. Et, la catastrophe advenue, à la phase d’auto-aveuglement, succède celle de la panique.

Dès les premières heures du matin blême, les tweets effondrés de quelques journalistes de prestigieux quotidiens nationaux le montraient bien : avec le Brexit, on leur avait vraiment arraché le ventre, bien au-delà des «convictions politiques» habituelles. «Quelle tristesse !» sanglote l'une. «Oh my god !» réplique l'autre, tandis qu'une troisième se demande si elle va devoir s'exiler en Australie, en Ecosse ou en Irlande. On n'imagine pas qu'une alternance française gauche-droite, ou droite-gauche, leur aurait arraché les mêmes larmes. Ainsi va la panique, en attendant que le monde se reconstruise, et que la vie reprenne ses droits - ou pas.