In ou out, plus rien ne sera comme
avant : la succession de référendums perdus sur les questions européennes,
le fait qu’un pays s’interroge sur son maintien dans l’Union, montre que le
rêve européen est, sinon brisé, du moins sérieusement ébréché. Comment redonner
du sens à une construction qui a pourtant réussi à maintenir la paix sur le
vieux continent depuis 1950 ? Deux europhiles convaincus, Sylvie Goulard,
députée européenne libérale - qui vient de publier « Goodbye Europe »
(Flammarion)-, et son ancien collègue écologiste, Daniel Cohn-Bendit, député
européen entre 1994 et 2014, livrent leur diagnostic croisésur l’état de
l’Union et sur la meilleure façon de rebondir. En résumé, « soyez
réalistes, demandez l’impossible »...
Ce référendum marque-t-il un tournant
dans l’histoire de l’Union européenne ?
DCB : Absolument ! Quel que soit le
résultat, même si le « remain » l’emporte, l’Europe a failli sombrer
et elle sombrera si l’on continue comme avant : l’Union n’est plus
désirable, car elle n’est pas à la hauteur des défis auxquels nous sommes
confrontés.
SG : Ce référendum est un événement
majeur qui n’a pas été traité comme il le méritait. Jusqu’à présent, le
processus d’élargissement et d’approfondissement de l’Union, quoique chaotique, a été continu. Personne ne l’a jamais remis
en cause au point de vouloir quitter l’Union. Si c’est un non extrêmement
clair, ce sera la première dislocation de l’Union. On pourra peut-être
l’endiguer car le Royaume-Uni a une relation spéciale avec l’UE. Mais on peut
se retrouver dans un scénario intermédiaire avec un petit « oui » qui
rencontrerait des résistances extrêmement fortes, notamment au sein du
Parlement britannique ou un petit « non », incitant Londres à
négocier des dérogations supplémentaires. David Cameron y sera d’autant plus
enclin que nous sommes déjà tombés dans le piège du chantage : la sortie
de l’Union prévue par les traités ne doit pas être un instrument de menace qui
permet d’obtenir un statut privilégié. Si on sort, on sort.
Y a-t-il un risque d’effet
domino ?
SG : Oui, on ne peut pas l’exclure.
DCB : Si la Hongrie veut suivre, grand
bien lui fasse ! Il y a des limites au bashing européen : si on pense
que l’Union, comme l’affirme Viktor Orban, c’est l’URSS, il vaut mieux en partir.
Et là, pas de risque que l’Europe envoie ses chars, ce qui n’est pas mal pour
un espace prétendument dictatorial…
Pourquoi assiste-t-on à une telle
montée de l’euroscepticisme ?
DCB : Le projet européen est en rupture
avec trois siècles d’histoire conflictuelle entre États : il ne peut
donc pas se faire sans douleur et sans va-et-vient. Après les deux guerres
mondiales, les élites européennes se sont demandé comment éviter que cela
se reproduise. La réponse a été la construction communautaire. Mais elle ne
pouvait être lancée avec l’accord des peuples. Si en 1950, on avait demandé aux
Français s’ils voulaient se réconcilier avec les Allemands, le non l’aurait
emporté très largement. Mais il a fallu attendre l’effondrement des empires
coloniaux qui rendait impossible toute tentation hégémonique pour que le projet
européen soit véritablement lancé. Trente ans après, l’Union a été confrontée à
la chute du communisme et au désir des États d’Europe centrale et
orientale de participer au bien-être européen. L’Union a été prise dans un
piège politique exactement comme l’Allemagne après l’unification, lorsque
Helmut Kohl a décidé de la parité entre le mark de l’ouest et le mark de l’est.
C’était une aberration économique, mais il ne pouvait pas faire autrement sinon
des millions d’Allemands de l’Est seraient passés à l’ouest. Et on
n’allait pas construire un mur ! L’Europe n’a pas pu faire autrement avec
l’Est et a dû accepter l’élargissement. Mais ce faisant, la nature de l’Europe
a changé et les Européens ne comprennent plus pourquoi on fait l’Europe. On est
resté au milieu du gué en n’achevant pas la construction communautaire ce
qui la laisse démunie face aux crises que nous affrontons : certains
croient donc que la souveraineté nationale nous protègera mieux contre les
crises. C’est l’indécision des États qui fait le lit des populismes.
SG : En Europe, beaucoup a été promis,
peu a été tenu et, dans le même temps, le monde a changé.
Les citoyens qui votent contre
l’Europe ont à peu près le même profil dans tous les pays : des hommes,
plutôt âgés, peu formés, vivant hors des grands centres urbains et qui se
sentent oubliés du progrès économique. N’est-ce pas inquiétant pour le projet
européen ?
SG : C’est surtout inquiétant pour nos
sociétés Les États peinent à produire de la cohésion. Rappelons nous que ce
sont eux qui restent responsables des politiques économiques, sociales,
d’éducation et de formation, qu’ils soient dans la zone euro ou non. Ainsi, le
Royaume-Uni dont les performances agrégées sont bonnes connaît de fortes
inégalités, que ce soit en termes de revenus, de territoires, d’accès à la
culture, de formation. En France, il y a infiniment trop de jeunes sans
formation, livrés à eux-mêmes sans outils de compréhension du monde. Ca, c’est
la faillite des États, pas de l’Europe. C’est tout le problème : le projet
européen est pris en tenaille entre les niveaux nationaux et le niveau
mondial. Même sans l’Europe, l’incapacité des États à assurer l’égalité des
chances demeurerait et la mondialisation continuerait à produire ses effets.
N’y a-t-il pas une ambiguïté du
projet européen qui a longtemps dissimulé ses objectifs politiques derrière des
objectifs purement économiques.
DCB : L’idée était effectivement
d’unifier le continent par l’économie, le charbon et l’acier, puis le marché
unique, en évitant les grands projets politiques qui risquaient de crisper les
États. D’ailleurs, l’armée européenne a échoué en 1954… Il fallait donc d’abord
apprendre à vivre en commun avant toute intégration politique. C’est au moment
de la création de l’euro, en 1991, qu’on est totalement passé à côté du
momentum politique. C’est à ce moment-là qu’on aurait du clarifier le
projet : d’un côté, un marché, de l’autre une Europe
politico-économico-sociale. Car il ne faut pas s’y tromper : la
justification de l’euro n’était pas du tout économique, mais politique, tout
comme la parité entre le mark de l’est et de l’ouest était politique. Pour
éviter l’hégémonisme d’une Allemagne unifiée au centre du continent, il fallait renforcer l’intégration européenne.
Mais, à Maastricht, les chefs d’État et de gouvernement ont fait du marxisme
basique : ils ont posé les bases d’une Europe économique et financière en
pensant que le politique, c’est-à-dire la structure, suivrait automatiquement.
C’est le type même de pensée magique. Résultat : le projet politique qui
doit gouverner l’Europe économique et financière n’a jamais été mis en place.
On en est resté à une addition d’États souverains qui, même avec la monnaie
unique, sont toujours aussi jaloux de leur souveraineté alors même qu’ils
auraient dû en transférer une bonne partie à un espace commun qui s’appelle
l’Union européenne.
SG : Les Français doivent se souvenir que
leur Parlement a rejeté la Communauté de défense en 1954 et que Mitterrand a
refusé le projet d’union politique proposé à Maastricht par la Présidence
néerlandaise, en accord avec l’Allemagne. Ceci dit, il faut regarder devant. Il
pourrait y avoir dans le référendum britannique un aspect positif :
inciter à mettre au clair le projet
européen et à répondre aux inquiétudes
et interrogations des citoyens. L’UE n’est pas une entité abstraite : elle
est ce que nous en faisons. Personne n’est satisfait mais aucun État ne propose
des changements. En France, où est pourtant né le projet européen, le
gouvernement ne cherche pas à perfectionner la démocratie au sein de la
zone euro alors même que les Européens sont avides d’avoir leur mot à dire.
Nous avons besoin d’une « nouvelle frontière », d’un projet, d’un
nouveau rêve, comme, en son temps, le défi américain d’aller sur la lune :
un projet touchant aux nouvelles technologies, à la culture, une grande avancée
scientifique, comme par exemple la création de nouveaux antibiotiques. L’Europe
mérite mieux que d’être vendue par la peur ou le coût de sa dislocation.
L’Union est faite par les
États : or, plus aucun responsable politique national n’est prêt à aller
plus loin.
SG : De fait, le projet européen est en
déshérence. Mais attention au piège ! Si l’Union s’effondrait, les États
européens qui se sépareraient n’en sortiraient pas grandis. Il est illusoire
croire que nous avons le choix entre d’un côté, une voie européenne et, de
l’autre une voie nationale. Sur bien des sujets, la voie nationale est une
escroquerie ou, au mieux, une nostalgie. Et la chute de l’UE entraînerait les
Etats à sa suite car il y a une interaction entre les deux. Le comportement des
générations au pouvoir rappelle celui des enfants gâtés de familles
fortunées: le grand-père bâtit la maison, le fils l’entretient, le petit-fils,
en se laissant vivre, dilapide le patrimoine.
DCB : On le voit notamment en France avec
François Hollande qui se tient totalement en retrait du débat européen. Quand j’entends
les ministres de l’Intérieur affirmer que l’Europe est un échec en matière de
la lutte antiterroriste alors que les États refusent de lui donner des
compétences dans le domaine de la police et du renseignement, c’est fort de
café. Il faut sortir de ce cercle vicieux. Aujourd’hui, on est dans la situation
de ceux qui ont lancé l’Europe dans les années 50 : ils n’étaient pas
majoritaires, mais ils ont tenu le coup, ils sont partis à la conquête
idéologique des sociétés. Il ne faut pas reculer, il faut briser cette armure
d’illusions sur la capacité des États à agir dans un monde qui n’est plus celui
des années 20.
N’est-on pas à la fin d’un cycle
historique, celui de la construction communautaire, et au début d’un autre, le
retour des États défendant leurs intérêts nationaux.
SG : Le repli national, comme avant
45 ? Cela mérite d’y réfléchir deux minutes. D’abord, la mondialisation,
vous pouvez la nier, elle peut se
rappeler à vous, à une terrasse de café du 11ème arrondissement de
Paris, quand un fanatique entraîné en Syrie vient vous tirer dessus. Notre
devoir est de dire que le monde actuel est inhospitalier et que nous ne
répondrons pas aux défis qui se posent à nous, que ce soit dans le domaine du
commerce, du changement climatique ou du terrorisme, en s’enfermant dans le pré
carré national. Ensuite, « le monde d’avant » 1950 n’était pas
terrible. Le nationalisme des uns exacerbait celui des autres, d’où la
confrontation et la haine. Nous ne
devrions pas nous croire plus malins que ceux qui, par le passé, ont payé
l’illusion nationale au prix fort. Des millions d’Européens en sont morts.
Enfin et surtout, pourquoi désespérer ? Pourquoi ne pas croire que la majorité
des êtres humains veut vivre libre et en paix ?
DCB : Il faut prendre le risque de se
projeter dans l’avenir, imaginer une renaissance du projet européen autour
d’une constitution créant une fédération, ce qui ne veut absolument pas dire un
super Etat, mais tout simplement une meilleure organisation des compétences et
de leur contrôle démocratique. Seule une Europe forte nous permettra d’affronter
la mondialisation, une mondialisation qui change complètement la donne :
qui peut décemment croire que les Etats européens peuvent peser sur l’avenir du
monde s’ils sont divisés ?
N.B.: Version longue de l’entretien paru dans Libération du 24 juin avant que l’on connaisse les résultats du référendum.