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Libération
Chronique

Reflux de maternité

L’infanticide perpétré par Fabienne Kabou n’est-il pas le symptôme d’une maternité trop oppressante, comme si elle était le dernier réceptacle de l’instinct de reproduction ?

Publié le 01/07/2016 à 17h11

Devant la cour d'assises de Saint-Omer, l'experte psychiatre qui a examiné Fabienne Kabou - qui a assassiné son bébé de quinze mois de sang-froid en le noyant dans la mer - a prétendu que l'accusée était folle (le Parisien, 23 juin). Elle a précisé que sa «psychose paranoïaque» ne se serait manifestée qu'à l'âge adulte, ce qui explique que personne ne l'ait remarquée auparavant. De plus, ce n'était pas une folie totale, car Mme Kabou aurait préservé, selon l'experte, un espace de sa personnalité «non envahi» par la maladie. Ainsi elle semblait tout à fait normale… Et c'est sa «partie folle» qui aurait commis l'«homicide altruiste», dit-elle, pour éviter d'employer l'expression d'«assassinat altruiste» (oxymore qui implique la préméditation). Oui et oui, l'accusée aurait cherché à «protéger» le bébé du danger qu'elle percevait dans le brouillard de sa conscience. A le protéger comme le font par instinct, par inclination, par une sorte de programmation génétique, toutes les mères de cette planète. Mais pour y parvenir, elle l'aurait noyé, à cause de cette fameuse faille psychotique.

Cette sainte innocence de la folie perçue par l'experte contraste avec les appréciations du juge d'instruction, qui qualifia Fabienne Kabou de «menteuse invétérée». Mais est-ce qu'un mâle peut soupçonner que derrière un acte aussi abominable puisse se cacher le cœur infatigable d'une mère ? La façon de voir de la psychiatre est loin d'être isolée. Rien ne trouble davantage l'ordre familial actuel que les meurtres commis par des femmes sur leurs enfants. Immédiatement, lorsqu'il n'y a pas un mari ou un concubin pour endosser ces actes atroces, on voit alors déferler une marée d'excuses et de tentatives d'explications incongrues. Alors que l'on n'entend rien de comparable lorsque c'est le père qui s'en prend aux enfants. On le qualifie alors de salaud intégral, de pervers, de bête sauvage qu'il faut enfermer jusqu'à la fin des temps.

On pourra attribuer ces jugements différenciés à des préjugés tenaces, à des habitudes de pensée. Mais rien n’est plus loin de la vérité que ces interprétations paresseuses et superficielles. En effet, ces théories charitables que l’on applique aux mères criminelles ne s’expliquent que par la place qui échoit aux femmes dans le dispositif familial moderne. Les structures familiales anciennes fondées sur le mariage se sont restreintes aujourd’hui aux seuls liens entre les femmes et leurs enfants. Seuls ces liens sont protégés par notre système contre vents et marées car il s’agit de la charpente qui garantit la reproduction de la société. Prétendre que les mauvais traitements des femmes envers leurs enfants sont courants et banals implique d’instiller dans la conscience collective un doute, un soupçon qui rendrait impossible que l’ordre familial actuel continue à fonctionner comme il le fait. C’est peut-être pour cette raison que l’on parle si peu des nombreux meurtres d’enfants causés par des coups quotidiens pour se concentrer sur des assassinats comme celui de Fabienne Kabou, qui sont plus rares.

C’est probablement aussi pour cette raison que les médias relaient des campagnes implacables contre les violences faites aux femmes, afin que les victimes portent plainte, alors que le silence complet règne à propos des mauvais traitements des mères envers leurs enfants. Et on devrait alors s’interroger sur la pression sociale, sur le temps que les mères sont obligées de consacrer à leurs enfants et ce qui leur en coûte personnellement et professionnellement, surtout quand elles les élèvent seules et sans ressources suffisantes. On pourrait ainsi s’interroger sur les vraies causes de ces violences. La norme selon laquelle la mère aime toujours son enfant est si pesante qu’elle ne laisse que peu d’alternatives pour les plus fragiles d’entre elles.

Cette chronique est assurée en alternance par Marcela Iacub et Paul B. Preciado.