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Libération
Chronique «Médiatiques»

Brexit : la presse française chez «ces gens-là»…

De l’autre côté de la Manche, on ne vote pas, monsieur. On biaise. On triche. On brexite. Tout est bon dans le traitement médiatique français pour nous convaincre que ce vote n’était pas un vote, et que le résultat n’est donc pas un résultat.
Un passant à la City, Londres le 25 juin. (Photo Immo Klink pour Libération)
publié le 3 juillet 2016 à 17h51

D’abord ? D’abord, il y a ses cheveux, à Boris Johnson. Sa tignasse de sale type, de personnage de chanson de Brel. Qu’a jamais vu un peigne. Qu’est méchant comme une teigne. Même qui donnerait sa chemise à des pauvres gens heureux. Disséqués, coupés en quatre par la presse française, les cheveux de Boris, eux, ne mentent pas, à la différence de leur propriétaire. Ils disent la pensée hirsute, en mode titubations de sortie de pub au petit matin, le désordre mental de hooligan, l’incohérence fondamentale du personnage (hirsute et peroxydé, a-t-on idée). Ils trahissent d’ailleurs sa proximité avec Trump. Qui se ressemble s’assemble, entre populistes capillaires. Comment l’électeur britannique a-t-il pu faire confiance à l’ébouriffé ? Merkel, Clinton, Cameron, rien à voir. En voilà des responsables bien coiffés, aux idées bien alignées. Quant à Hollande, vous avez parlé de teinture ? Mais Boris. On sait le Britannique excentrique, mais il ne faut pas exagérer. Chez ces gens-là, on ne vote pas, monsieur. On biaise. On triche. On brexite.

«A l'époque, c'était déjà un sale gosse», raconte sur une radio l'eurocrate Pascal Lamy, qui l'a connu adolescent à Bruxelles (où les parents Johnson étaient eurocrates, eux aussi). Ado un jour, ado toujours. C'est bien simple, le Monde n'en revient pas. «L'incroyable impréparation du vainqueur Boris Johnson», titre le journal au surlendemain de l'affligeant scrutin. Voyez-vous cela ? Au lendemain du vote, le week-end, il a joué au cricket ! Quelle provocation. A-t-il seulement pensé à mettre sa tenue à la machine à laver ? Ce n'est pas en France que l'on verrait cela. En France, un président élu peut aller en toute dignité passer trois jours sur le yacht d'un ami milliardaire, la presse française ne titrera pas sur «son incroyable impréparation».

Quelques jours plus tard, nouveau rebondissement. Trahi par son lieutenant Gove, Johnson se retire de la compétition. Cette fois, c'est Libé qui appelle Shakespeare à la rescousse, en manchette. Ce n'est pas ici, en France, qu'on verrait ça, des coups de poignard dans le dos entre amis de trente ans, des grandes promesses de lutte contre la finance aussitôt reniées, des projets de réforme du code du travail sortant de nulle part et, en tout cas, pas du programme des candidats.

Après la brute, le truand : son allié Nigel Farage. Figurez-vous que le leader de l’Ukip avait menti sur le montant de la contribution britannique au budget communautaire. En vrai, compte tenu des ristournes, c’était moitié moins que le chiffre avancé pendant la campagne par la propagande du Brexit. Là encore, scandale de la presse française. Une manipulation de chiffres ? Ce n’est pas chez nous qu’on verrait ça (au refrain). La brute, le truand : et le bon ? demandera-t-on. Sorry. Pas de bon dans ce film. Mais un faible, Corbyn, heureusement passé par-dessus bord par ses troupes pour n’avoir pas fait campagne avec assez de conviction. Un chef de parti dissimulant ses opinions ? Ce n’est pas en France…

D'ailleurs, ils vont se réveiller, les Britanniques, répéta, sidérée, la presse française dans le paysage d'apocalypse des premiers jours. Forcément. Ils vont sortir de l'hypnose collective des tabloïds et se ruer comme un seul homme sur la bonne parole du Guardian. Ils vont réaliser que les forbans du Brexit leur ont menti. Et tous les correspondants français à Londres de partir sur les traces des «Brexit-regretters», ces électeurs saisis par le remords. Regardez cette pétition appelant à revoter. Voyez comme elle monte, de JT en JT. Trois millions de signatures ! Irrésistible ! Et d'ailleurs, tiens, le 20 heures de France 2 est en direct de Trafalgar Square où une émouvante manifestation de Londoniens proclame son attachement à l'Union européenne. D'accord, ils ne sont que quelques centaines. Mais tout de même ! Trafalgar Square !

Etonnantes journées où tout est bon, dans les médias pro-UE, pour nous convaincre (et se convaincre ?) que ce vote n’était pas un vote, et que ce résultat n’est donc pas un résultat. Etonnantes journées de rêve mal réveillé, ou d’autosuggestion. Si le traitement médiatique français du Brexit, comme celui du phénomène Trump, nous dit quelque chose, c’est l’incapacité d’une partie de la presse française à appréhender ce paysage mental et politique aux antipodes du sien. Chez ces gens-là…