Avec mise à jour du 5 juillet
La Commission veut-elle faire ratifier
l’accord commercial conclu entre l’Union européenne et le Canada
(« CETA ») en contournant les parlements nationaux ? La question
sera tranchée, ce mardi, par le collège des vingt-huit commissaires, une bonne
partie d’entre eux estimant qu’il suffit d’une approbation du conseil des
ministres (là où siègent les États membres) et du Parlement européen. Une
position juridiquement défendable, mais politiquement extrêmement risquée à
l’heure où l’opposition au CETA et surtout au TTIP, le projet d’accord de libre-échange
avec les États-Unis, ne cesse de s’amplifier, comme en a convenu Jean-Claude Juncker,
le président de l’exécutif européen : « si les États membres pensent
qu’une analyse juridique ne compte pour rien dès lors que le sujet devient trop
politique, alors je serais la dernière personne à essayer de les
stopper », a-t-il lancé le 29 juin, en marge du sommet de Bruxelles.
Comme toujours dans le domaine européen,
l’affaire est d’une rare complexité, les Etats n’acceptant de partager leur
souveraineté qu’à reculons, ce qui aboutit à des procédures byzantines. Accrochez-vous
donc, le voyage commence.
Compétence exclusive
Depuis l’origine de la construction
communautaire, le commerce international est une « compétence exclusive »
de l’Union. Et ce, pour deux raisons. D’une part, il est difficile qu’il en
soit autrement à partir du moment où il existe un marché unique et que les
marchandises, les capitaux et les services qui entrent dans un pays circulent
librement dans l’espace commun. D’autre part, pris ensemble, les États membres
sont la première puissance commerciale du monde, ce qui leur permet d’imposer leurs
priorités à leurs partenaires commerciaux soucieux d’accéder au grand marché.
Jusqu’au traité de Lisbonne, ces accords,
négociés par la Commission sur mandat des États membres, étaient simplement adoptés
par le Conseil des ministres à la majorité qualifiée, après une simple
consultation du Parlement européen, et ce, sans aucune ratification des
parlements nationaux. Sauf pour les accords dits « mixtes », c’est-à-dire
qui touchent des compétences nationales, comme les services et la propriété
intellectuelle, les investissements étrangers directs, les services culturels,
audiovisuels sociaux, de santé et d’éducation, etc. Là, il faut en passer par
la ratification nationale. Cela a été, par exemple, le cas de l’accord de
Marrakech créant l’Organisation mondiale du commerce. Le Traité de Nice de 2001
a un peu modifié la règle du jeu pour les services et les aspects commerciaux
de la propriété intellectuelle : un vote à l’unanimité du Conseil
suffisait, sans passer par la case nationale.
Contrôle du Parlement européen
Le traité de Lisbonne, entré en vigueur en
novembre 2009, a introduit le Parlement européen dans la boucle afin de
démocratiser la politique commerciale (article 207 du traité sur le
fonctionnement de l’UE) : le conseil des ministres ratifie toujours à la
majorité qualifiée (55 % des États membres représentant 65 % de la population),
mais avec l’approbation du Parlement européen. Ensuite, le conseil statue toujours
à l’unanimité pour les accords « mixtes », mais cette fois avec
l’approbation du Parlement européen en plus de celle des Parlements
nationaux : « Lisbonne n’a pas modifié la répartition des compétences
entre l’Union et les États, comme le prévoit expressément l’article 207
§6 », souligne Jean-Luc Sauron, conseiller d’État et spécialiste des
questions européennes. « Il s’agissait simplement de donner plus de
pouvoir au Parlement européen ».
Autrement dit, c’est la qualification de
l’accord qui va déterminer le processus de ratification. S’il n’est pas
« mixte », les Parlements nationaux n’ont pas leur mot à dire, seul
le Parlement européen étant impliqué ; s’il est « mixte », on entre
dans une procédure de ratification à rallonge puisqu’il faudra passer par le
Parlement européen, les vingt-huit parlements nationaux et les parlements
régionaux dans les États fédéraux (Belgique, Espagne, Allemagne). Ce qui peut
prendre du temps : la ratification de l’accord de libre-échange avec la
Corée du Sud a duré quatre ans…
Sentant la contestation contre le CETA monter,
une partie de la Commission, emmenée par la commissaire chargée du commerce,
Cécilia Malmström, est donc tentée de qualifier le CETA d’accord purement
européen, afin de court-circuiter les parlements nationaux. Mais cela fait hurler
ceux qui s’opposent au TTIP, le CETA étant désormais perçu comme un « cheval
de Troie » des intérêts américains en Europe. Cette démarche « risque
d’ouvrir un boulevard aux europhobes en empêchant les Parlements nationaux
d’avoir réellement leur mot à dire sur ce type de traité. Tout est fait pour
empêcher un véritable débat public et ainsi accroitre la défiance à l’égard des
institutions européennes », jugent ainsi Les Amis de la Terre. Il faut
dire que le moment choisi est particulièrement malheureux : en plein
Brexit et après que les Parlements wallon et néerlandais aient estimé, en avril
dernier, que le CETA ne pouvait être ratifié en l’état…
Un boulevard pour les europhobes
À la Commission on se défend de telles
arrières pensées : « c'est un problème plus général. Il ne s'agit pas
d'éviter le contrôle parlementaire puisque le Parlement européen se prononcera »,
explique un fonctionnaire européen. Une bonne partie des eurodéputés
n'apprécient guère qu'on mette en cause la qualité de leur contrôle :
« la
ratification de l'accord sera démocratique puisque le Parlement européen ainsi
que les États membres devront le ratifier », ce qui est loin d'être
« antidémocratique » comme « certains, notamment des députés
européens, osent déjà qualifier cette décision », tempête Franck Proust du PPE.
Jean-Claude Juncker fait aussi remarquer que les gouvernements « peuvent
demander à leur parlement comment ils doivent voter » à Bruxelles… On fait
enfin remarquer au sein de l'exécutif européen que « si
l'on met des années à ratifier des accords conclus à la demande et par nos États
membres et que l'on prend le risque d'un rejet par un seul pays voire un seul
parlement subnational, notre politique commerciale commune va devenir de moins
en moins crédible ».
Surtout, la Commission fait valoir qu’elle
n’hésite pas à qualifier un accord de mixte si tel est le cas : « par
exemple, nous venons de conclure un accord avec les pays du sud de l’Afrique.
Il comporte des aspects d’aide au développement et cela relève clairement des
compétences nationales. On l’a immédiatement qualifié de mixte », souligne
un fonctionnaire. Il arrive aussi que la Commission, sous la pression des
Etats, change son fusil d’épaule, requalifiant de mixtes des accords qu’elle
considérait comme Européen (avec le Pérou, par exemple). Reste que si la
Commission estime que le CETA n’est pas mixte, il faudra que les États décident
du contraire à l’unanimité, comme le prévoient les traités. Or l’Italie
considère déjà que tel est le cas… Cela étant, même si le CETA est considéré comme mixte, il devra être adopté à l’unanimité des Etats et à la majorité du Parlement européen.
Reste que l’affaire est tellement complexe, comme
vous venez de le lire, que le message envoyé par la Commission et les États
membres risque d’être celui d’une confiscation du débat démocratique même si
cela n’est absolument pas le cas. Jean-Claude Juncker, fin politique, le sait :
le simplisme l’emporte toujours sur le complexe. C’est pourquoi il a lancé, le
29 juin : « Je ne suis pas prêt à mourir sur l’autel d’une question
juridique ».
Mise à jour le 5 juillet à 16h: La Commission a tranché: elle admet que le CETA est un accord mixte qui devra donc être approuvé à l'unanimité du Conseil des ministres, par le Parlement européen et par l'ensemble des Parlements nationaux et subnationaux dans le cas des Etats fédéraux. Il sera signé formellement en octobre , lors du sommet UE-Canada. Les parties purement commerciales de l'accord (par exemple la baisse des droits de douane ou la protection des appellations géographiques contrôlées) entreront en vigueur provisoirement dès que le Conseil des ministres et le Parlement européen auront donné leur feu vert.
Une décision purement politique comme la Commission le reconnait elle-même : «La situation politique au sein du conseil est clair et nous comprenons la nécessité de décider qu'il s'agit d'un accord mixte», a ainsi déclaré Cecilia Malsmtröm. Mais la Commission rappelle qu'elle défend toujours le fait que les accords commerciaux de la nouvelle génération ne sont pas des accords mixtes et elle attend que la Cour de justice européenne tranche, sans doute début 2017, la contestation qui l'oppose sur ce point à certains Etats membres dans le cas de l'accord UE-Singapour. On ne peut, en tout cas, que se féliciter que Jean-Claude Juncker ait pris la mesure des risques politiques qu'aurait fait peser sur l'Union une attitude rigidement juridique.