Mardi 28 juin, dans la soirée, trois kamikazes se sont fait exploser au niveau du terminal des vols internationaux de l’aéroport Atatürk d’Istanbul. Le bilan s’élève à une quarantaine de morts et à plus de 200 blessés. Le mode opératoire de cette triple attaque rappelle les attentats de novembre 2015 à Paris et ceux de mars à Bruxelles. Les autorités turques suspectent Daech d’être à l’origine de ce massacre, même s’il n’a pas été revendiqué par l’organisation terroriste.
Il convient de noter que cet événement intervient dans le contexte de la normalisation récente des relations aussi bien avec Israël qu’avec la Russie, qui permettra à la Turquie de reprendre sa place dans le jeu diplomatique et de sortir de son isolement.
Ces dernières années, le gouvernement islamo-conservateur s’était plutôt distingué par son laxisme envers le proto-Etat terroriste, malgré le vote du Parlement du 2 octobre 2014 autorisant l’intervention de l’armée turque, en cas de nécessité, en Syrie et en Irak contre les groupes terroristes.
Le jeu de la Turquie envers Daech a été ambivalent, d’abord parce que la base électorale de Recep Tayyip Erdogan n’est pas hostile à l’idéologie islamiste portée par l’organisation. En ne s’y frottant pas, il la ménageait pour renforcer son propre pouvoir et mettait un temps le pays à l’abri de ses attaques. L’islam rigoriste politisé est, ne l’oublions pas, au fondement même de la Turquie actuelle, qu’il façonne jour après jour, assurant la pérennité d’un président de la République bientôt omnipotent.
Le revirement du gouvernement turc à l’endroit du régime de Bachar al-Assad, qu’il a porté jusqu’à la révolution syrienne de 2011 s’explique ainsi. En se retournant contre lui et en apportant son soutien à l’opposition syrienne, la Turquie d’Erdogan a eu pour objectif de ne pas compromettre sa place dans le monde musulman sunnite, avec lequel elle partage de
longues frontières et entretient des relations économiques et commerciales importantes. Elle comptait dès lors jouer son rôle de pays modéré, sans se soucier de l’émergence au sein de cette opposition de mouvements extrémistes de type jihadiste.
Parallèlement, le nationalisme turc, régulièrement instrumentalisé par le pouvoir en place, s’est à nouveau focalisé sur la question kurde, jugée bien plus importante que la guerre en Syrie. La Turquie est obsédée par cet ennemi-là et s’inquiète de voir les Kurdes chasser l’Etat islamique (EI) de sa frontière avec la Syrie. Elle n’intervient pas à Kobané et n’aide pas les combattants kurdes du Parti de l’union démocratique (PYD) – qualifié par Ankara de prolongement du PKK turc – qui défendent la ville contre les jihadistes. Elle mise sur ces derniers pour stopper les indépendantistes kurdes. Elle espère qu’ils s’épuiseront dans ce combat et que le rêve d’un Etat kurde s’évanouira. Pour les Kurdes turcs, la bataille de Kobané sonne le glas du processus de paix avec Ankara.
Erdogan laisse faire Daech, au lieu de se joindre aux frappes de la coalition internationale visant les forces de l’EI. Faire figure d’allié de l’Occident en attaquant un pays musulman, c’était risquer de heurter l’électorat turc ainsi que l’opinion arabe.
Le territoire turc sert dès lors de lieu de transit d’armes et de combattants étrangers endoctrinés par Daech. Le journal turc d’opposition
Cumhuriyet
publie en mai 2015 des photos et une vidéo attestant la livraison d’armes et de munitions à l’EI début 2014. Des cellules jihadistes fonctionnent en toute liberté dans le pays.
Cette imbrication entre religion et politique, nationalisme et islam, inhérente à la gouvernance en place, explique la complaisance envers Daech. Sans oublier certains intérêts économiques. La Turquie aurait été le principal consommateur du pétrole produit dans les territoires sous le contrôle de l’EI. Fin 2015, l’ONU ira jusqu’à lui demander de lutter contre les trafics de pétrole et d’armes de l’EI.
Comment se fait-il que Daech, qui considérait l’armée turque comme son alliée lorsqu’il attaquait les Kurdes, se transforme en ennemi de la Turquie ?
L’attentat de Suruç, près de Kobané, le 20 juillet 2015, qui a fait 33 morts et une centaine de blessés, premier attentat perpétré par Daech sur le sol turc, pousse la Turquie à demander dans le cadre de l’Otan à bombarder les positions jihadistes en Syrie. Cela n’empêche pas Erdogan d’accuser publiquement en même temps Daech, le PKK et les services secrets syriens d’être responsables des attentats commis dans le pays. Son revirement fait désormais de la Turquie une cible pour les attentats terroristes, à l’instar des autres pays se trouvant dans le viseur de Daech.
On peut légitimement se demander si tout cela n’aurait pas pu être évité à temps avec l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Une telle entrée aurait eu pour vertu première de consolider la démocratisation du pays, et l’on ne verrait peut-être pas comme aujourd’hui intellectuels, journalistes, personnes LGBT, etc., persécutés par un régime ayant versé dans le pire autoritarisme. Elle aurait peut-être aussi permis de mettre un frein au développement du terrorisme actuel, de régler le conflit turco-kurde et d’ériger la Turquie en verrou bloquant la circulation des candidats au jihad et en tampon entre ses voisins en guerre et l’Europe. Trop tard.
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