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Tribune

La bienveillance dénoncée jusqu’à l’outrance

Ne pas confondre morale et politique, ne pas fonder la seconde sur la première s’appelle le «réalisme». Le philosophe Yves Michaud nous le rappelle dans son dernier essai avant de basculer dans un torrent de malveillance contre les musulmans de France, le «BHLisme» et les «théoriciennes» du «care».

Publié le 05/07/2016 à 17h11, mis à jour le 05/07/2016 à 17h51

L’accueil bienveillant dont a bénéficié la sortie du dernier livre d’Yves Michaud oblige à y revenir et à se demander s’il a été lu. En apercevant

Contre la bienveillance (1)

en pile sur les tables des libraires, on savait que le livre serait commenté. Enfin un ouvrage qui vient bousculer une vision du monde selon laquelle il n’y a pas, ou plus, d’ennemi. Avec un peu de bonne volonté, tous les hommes s’aimeraient, et Jean Yanne aurait indiqué le chemin avec

Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil.

Soit. Le monde dans lequel nous sommes plongés ne ressemble pas à un idéal, et Yves Michaud reprend l’injonction de Nietzsche dans

Ecce Homo

:

«Renverser les idoles (et par idoles j’entends tout idéal), telle est plutôt mon affaire.»

En dénonçant une société compassionnelle dans laquelle

«il faudrait que le monde fût bon»,

le philosophe attire notre attention sur un monde fait de

«bavardages»,

«pusillanime»

et

«velléitaire»

dans lequel nous serions tous victimes. La morale ne fait pas une politique, et la bienveillance nous fait entrer dans

«la nuit où toutes les vaches sont peureuses»,

écrit-il en paraphrasant Hegel. Soit.

La dénonciation d'une époque écrasée par «la chape étouffante des opinions bien-pensantes» serait audible si l'on ne basculait pas très vite dans l'outrance et une effrayante malveillance. Après une introduction, qui petit à petit donne le ton, Yves Michaud désigne l'ennemi en se polarisant sur l'islam envahissant, une cinquième colonne. «Il y a désormais parmi nous des citoyens comme nous, au même titre et avec les mêmes droits que nous, qui ne partagent en rien notre vision de la communauté et les croyances qui fondent cette vision.» Et pour être clair, l'auteur souligne quelques pages plus loin : «Le fondamentalisme est maintenant enraciné dans une partie importante de la population française et européenne d'origine immigrée - plus de 4 millions de musulmans en France - avec un dynamisme démographique et une force de prosélytisme considérable, y compris parmi les 4 000 citoyens "de souche" qui se convertissent chaque année.» Philosophe au parcours académique honorable, concepteur de l'Université de tous les savoirs qui saluait l'entrée de la recherche dans le XXIe siècle, ex-blogueur à Libération, l'homme sait pourtant manier les mots. Pourquoi tant d'acrimonie ? Même sa démonciation du BHLisme donne envie de prendre la défense de celui qui se glisse entre les lignes des combattants kurdes contre Daech en n'oubliant pas la chemise Charvet impeccable, et la retouche maquillage quand la caméra le cadre. Il faudrait dénoncer l'angélisme de Carter et saluer le réalisme de George W. Bush. Enfin, Michaud s'en prend aux théoriciennes du care, la traduction anglo-saxonne d'une philosophie de la bienveillance. Pourquoi s'accrocher à ce féminin comme s'il n'y avait, en France, et dans le monde, que des femmes pour plaider le souci d'autrui ? Si la bienveillance ne suffit pas à construire un contrat social, la malveillance non plus, et la pertinence d'un propos ne se mesure pas au nombre d'ennemis qu'il désigne.

(1) Contre la bienveillance, éd. Stock, 192 pp., 18 €.