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Chronique Historiques

En Europe, une crise de lèse-humanité

Le Brexit montre que les hommes ne font pas «société des nations» d’une manière spontanée. C’est l’humanité comme norme qui constitue la société de peuples souverains et égaux.

ParSophie Wahnich
Directrice de recherches en histoire et science politique au CNRS, équipe Transformations radicales des mondes contemporains de l’IIAC de l’EHESS.
Publié le 06/07/2016 à 17h11

Le Royaume-Uni a voté et a choisi de quitter l’Union européenne : premier effet collatéral, l’Ecosse pourrait devenir dissidente du Royaume-Uni, pas si uni que cela. Séparatisme et union, au moins depuis la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis d’Amérique du 4 juillet 1776, affirmaient la manière dont les peuples prenaient leur destin de peuple souverain en main et, ce faisant, se fondaient ou se refondaient. Cette capacité était arrimée à un droit spécifique, celui des peuples à disposer d’eux-mêmes, lui-même indissociable des droits inaliénables de l’homme.

«Lorsque dans le cours des événements humains, il devient nécessaire pour un peuple de dissoudre les liens politiques qui l’ont attaché à un autre et de prendre, parmi les puissances de la Terre, la place séparée et égale à laquelle les lois de la Nature et du Dieu de la Nature lui donnent droit, le respect dû à l’opinion de l’humanité oblige à déclarer les causes qui le déterminent à la séparation.»

Or, pour Thomas Jefferson, ces causes sont le non-respect des droits fondamentaux : égalité entre les hommes et les peuples, vie, liberté, recherche du bonheur. Selon lui, les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du «consentement des gouvernés».

Qu’est-ce qui s’invente ce 4 juillet 1776 ? L’affirmation d’une égalité des peuples souverains qui entrent en relations réciproques en partageant ces mêmes principes des droits de l’homme et du citoyen. La logique de responsabilité politique des peuples libres vis-à-vis des autres peuples libres suppose pour chacun une responsabilité constante à l’égard de son propre gouvernement. En effet, si les principes n’étaient plus partagés, il serait impossible d’entrer en relations réciproques et, sans réciprocité, les relations seraient tyranniques : soit la conquête, soit la vassalisation des autres peuples.

Les liens de peuple à peuple ne sont légitimes que s'ils garantissent les droits naturels et inaliénables de l'homme et du citoyen. C'est pourquoi les peuples inconstitués, portant un nom qui ne dépend que du bon vouloir de leur tyran, ne peuvent défendre aucun principe. Ce ne sont pas des peuples, mais de simples collections d'individus qui évoluent au gré des conquêtes et des défaites militaires de leur tyran. Un sujet du roi de France peut ainsi se retrouver, du jour au lendemain, sujet d'un prince allemand et inversement. C'est pourquoi Robespierre, le 24 avril 1793, estime qu'on a traité les peuples comme «un troupeau de créatures humaines, parqué sur un coin du globe». Il faut que cela cesse en déclarant «le droit des peuples à une mutuelle assistance» ou fraternité, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.

Cette alerte permet de rappeler que les hommes ne font pas «société des nations» d’une manière spontanée, et qu’il convient d’instituer l’humanité comme norme de cette société de peuples souverains et égaux. Les processus de reconquête de souveraineté conduisent à affirmer la triade Liberté (obéir aux lois qu’on se donne soi-même), Egalité (réciprocité de cette liberté) et Fraternité (communauté des affections entre égaux et semblables politiques, individus et peuples).

Or, un peuple constitué ou une entité qui ne respecterait pas les principes de cette nouvelle «cosmopolitique», fondée sur le respect de la souveraineté et des droits des autres peuples, se rendrait coupable de «crime de lèse-humanité». Car, dans cette logique réciproque, celui qui opprime une seule nation se déclare l’ennemi de toutes.

Le projet européen avait, sous le nom de «paix perpétuelle» à la manière de Kant, promis une telle cosmopolitique. L’UE la récuse en trahissant jour après jour cette promesse. De ce fait, se séparer ou s’unir ne produit pas de sens immédiat, et surtout pas ce sens d’une défense de la cosmopolitique vantée par Thomas Jefferson, puis par les révolutionnaires français.

Lorsque la tyrannie économique domine le politique, l’union maintenue de la Grèce à l’UE affirme la vassalisation d’un peuple méprisé comme un troupeau. La sortie de l’UE du Royaume-Uni ne raffermit pas sa propre unité ni ne défend une conception plus solide des droits humains. Quant aux pays de l’élargissement, Autriche ou Hongrie mais aussi pays baltes, ils ne semblent nullement se préoccuper de garantir ces droits humains.

Il y a quelque chose de pourri au fondement de l’UE : il s’agit donc de refonder une véritable cosmopolitique en convoquant nos fantômes d’un désir fraternel, en lieu et place de crimes de lèse-humanité assumés dans une constante impunité.

Cette chronique est assurée par Laure Murat, Serge Gruzinski, Sophie Wahnich et Johann Chapoutot.