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Tribune

La fin de l’intellectuel français version Shlomo Sand

Ils sont nombreux, comme l’historien israélien, à se pencher sur les disparitions des Foucault, Sartre ou Bourdieu qui ont nourri leurs années d’études. La nostalgie vue de Saint-Germain-des-Prés.
publié le 12 juillet 2016 à 17h11

Ça commence à sentir le sapin. On ne compte plus, ces derniers temps, les livres auscultant la poitrine souffreteuse de «l'intellectuel français». Après l'historien anglo-saxon Sudhir Hazareesingh, après les universitaires belges Pascal Durand et Sarah Sindaco, après le politologue français Manuel Cervera-Marzal (1), c'est au tour de l'historien israélien Shlomo Sand de se demander si, après avoir été maintes fois annoncée, la Fin de l'intellectuel françai s ? est cette fois bien venue (La Découverte).

L'auteur du polémique Comment le peuple juif fut inventé ? (Fayard, 2008) ne s'en cache pas : le point de départ de cet essai est l'éternel regret d'un monde vécu durant les heureuses années de la jeunesse. «Quand je suis arrivé à Paris en 1975, raconte-t-il, il y avait les Sartre et Foucault. Plus tard, je suis allé voir Bourdieu au Collège de France. Cette République des lettres françaises est une partie de moi-même. La France était un événement. Une grandeur incroyable qu'on ne trouvait pas ailleurs.»

Aujourd'hui ? «Il y a un déclin de l'intellectuel français rayonnant sur le monde, c'est un fait ! Et, c'est un phénomène que je n'arrive pas à comprendre complètement.»

Pour Shlomo Sand, l'intelligentsia française serait retournée à ce qu'elle était avant l'affaire Dreyfus : «L'intellectuel parisien moderne est né dans le combat contre la judéophobie. Le crépuscule de l'intellectuel du début du XXIe siècle s'inscrit sous le signe d'une montée de l'islamophobie.» Selon lui, les caricatures danoises du Prophète, publiées dans Charlie Hebdo en 2006, évoquent les dessins antisémites qui paraissaient un siècle plus tôt dans la Libre Parole, le journal de Drumont.

Tous islamophobes les intellos français ? Shlomo Sand semble avoir braqué ses jumelles sur les seuls Finkielkraut, Zemmour ou Houellebecq - il leur consacre d'ailleurs un long chapitre. Mais ces trois personnalités, médiatisées jusqu'à plus soif, peuvent-elles sérieusement résumer une vie intellectuelle bien plus diverse et riche politiquement ? Shlomo Sand l'avoue lui-même : il ne connaît pas très bien la jeune génération des penseurs français. «Ils n'osent plus intervenir, regrette-t-il. Leurs aînés, même les plus grands, se sont tellement trompés.» Comme nombre d'intellectuels de gauche nés dans le juste après-guerre, l'historien israélien regrette la fin d'une forme d'universalisme. «Le discours universaliste est trop couvert de crimes, on y a renoncé. C'est le grand échec du tiers-mondisme. L'islamophobie fait partie de cette perte de l'universalisme. Il y a une cassure du concept universaliste chez l'intellectuel médiatique, comme chez le politique.»

Dès les années 70, Foucault avait bien compris, que l'intellectuel prophète, «à la Sartre», capable de parler de tous les sujets d'un ton parfois péremptoire, perdait de son influence. La critique de l'ordre établi revient désormais à «l'intellectuel spécifique», spécialisé sur son domaine, au sein de son labo ou de son université. Et, depuis, la tendance à la spécificité du savoir ne cesse de s'accentuer. «Les universitaires n'ont pas à faire l'effort de rédiger une prose "publique" ; et ils en ont, effectivement, perdu la capacité. Ils n'écrivent plus que pour des revues académiques et s'emploient à être les plus "scientifiques" possible, afin d'obtenir une promotion rapide sans la hiérarchie universitaire», juge Shlomo Sand.

L'historien parachève ce sombre tableau par une description d'un système médiatique qui aurait eu la peau des derniers intellos engagés. «Depuis trente ans, analyse le chercheur, le grand changement est ce basculement du rapport de forces par rapport aux médias et à la production des idées : l'intellectuel médiatique n'est pas assez autonome par rapport aux moyens de production.» Un mouvement que Shlomo Sand inscrit dans une perspective historique. «Est-ce la fin d'un cycle qui a commencé avec Voltaire ? Un intellectuel doit être critique vis-à-vis des pouvoirs existants : la conflictualité est nécessaire pour une culture politique pluraliste et l'émergence de nouvelles idées», rappelle l'historien. On pourrait répliquer que cette conflictualité existe, qu'elle n'a jamais été aussi vivace entre intellectuels, certes, moins universalistes, et nettement plus spécialisés. Une génération moins médiatique - on peut leur reprocher de se retrancher dans leurs labos - est aujourd'hui à l'œuvre, elle travaille différemment : en réseau, sur le Net plus qu'à la télé, à courir entre deux avions pour un colloque à Séoul ou à New York. Le savoir se veut plus démocratique, plus partagé et discuté. Sans doute est-il moins médiatisé, cela ne veut pas dire qu'il ait disparu. D'une certaine façon, et assez paradoxalement, tout en voulant faire revivre la figure de l'intellectuel engagé, grande voix de la gauche humaniste et universaliste, Shlomo Sand accable encore plus le penseur contemporain. Comme le font nombre de conservateurs regrettant la fin des grands hommes.

(1) Respectivement : Ce pays qui aime les idées : histoire d'une passion française (Flammarion, août 2015) ; le Discours néoréactionnaire (CNRS Editions, novembre 2015) ; Pour un suicide des intellectuels (Textuel, février 2016).