L’Inde est plus connue pour Bollywood, ses moines ou la famille Gandhi, que pour la complexité de son organisation fédérale. Ainsi, on ignore tout du Bengale occidental et du Kerala, gouvernés par le Parti communiste (PC) depuis plus de trois décennies. Ces Etats sont comme des pièces étrangères à ce patchwork de clichés.
Elu au Bengale en 1977 pour mettre fin au régime d’Indira Gandhi, le PC est resté au pouvoir vingt ans après l’effondrement du bloc soviétique, remportant scrutins législatifs et syndicaux.
Ce fut possible grâce à de nombreuses réformes : distribuer des terres aux agriculteurs et éradiquer ainsi un système féodal, instituer une école gratuite et obligatoire jusqu’au baccalauréat, augmenter le salaire des instituteurs et des professeurs, encourager les mouvements syndicalistes et rendre aux ouvriers leurs droits, instaurer une politique laïque, et enfin résister à l’emprise du nationalisme hindouiste. Le Bengale a connu une période paisible pendant près de trente-quatre ans. Mais son idéologie simpliste de la dictature du prolétariat séduit de moins en moins de militants, tandis que sa position antilibérale l’a rendu impopulaire en cette période de boom économique où la société de consommation indienne est devenue aussi insatiable que Gargantua.
Les récentes tentatives du PC du Bengale en faveur de l’industrialisation furent très controversées et rejetées par l’extrême gauche qui considéra ce compromis avec le marché libéral et la mondialisation comme une trahison. Les maoïstes accusaient le PC depuis des décennies d’avoir perdu son objectif de révolution prolétarienne et d’être devenu un parti social-démocrate. Les militants maoïstes ont alors quitté la mégapole Calcutta et sont partis dans les campagnes à la conquête d’un peuple en proie à de nouvelles déceptions et à des colères légitimes.
Ce n’est pas le Congrès, parti de droite, mais une de ses factions qui destitua le PC en 2011. Leader de cette faction, Mamata Banerjee s’est fait une place en politique depuis les années 80, en agitant les foules par des appels décomplexés à la violence. Militante, puis députée du parti du Congrès depuis 1984, elle le quitte en 1997 et fonde son parti Trinamool, qui devient très vite l’opposition principale au PC alors au pouvoir. Aux élections de 2011, Mamata Banerjee fit alliance à la fois avec le parti du Congrès, un parti fondamentaliste hindouiste et des factions maoïstes. Le vote contre le PC fut massif.
Cinq ans plus tard, en mai 2016, l’opposition communiste et la faction de droite au pouvoir s’affrontent de nouveau aux élections à l’assemblée du Bengale jusqu’à faire éclater la violence meurtrière à l’encontre des militants communistes avant et après les élections : agressions, enlèvements, viols, intimidation des électeurs et des agents électoraux, vol d’urnes et blocage de bureaux de vote, meetings et manifestations attaquées, incendie criminel des bureaux du parti, assassinats en plein jour avec machettes, couteaux, pistolets et bombes artisanales.
Rien d’étonnant dans un pays qui a élu le très nationaliste Narendra Modi comme Premier ministre. Une partie du peuple indien semble avoir fermé les yeux sur le fait que ce leader du parti fondamentaliste hindouiste, au pouvoir depuis deux ans, a déclaré construire une nation religieuse faisant fi de la laïcité constitutionnelle. De plus, son parti, fondamentaliste hindouiste, le Bharatiya Janata Party (BJP), est responsable des émeutes communautaristes entre les hindous et les musulmans.
Aux élections du Bengale en mai 2016, le PC a adopté une stratégie inédite et pour tout dire, désavouée par le comité central du Parti : il s’est allié avec son ennemi de toujours, la droite, pour combattre l’alliance entre fondamentalistes hindouistes et Trinamool. Ce mariage contre-nature n’a pas convaincu les électeurs, et a même contrarié des milliers de militants communistes. Face à une consigne de vote inhabituelle, les électeurs de gauche ont voté pour la droite sans que l’inverse soit possible. Le PC du Bengale a été battu encore plus largement qu’en 2011. Mais si le parti a perdu le Bengale, il a regagné le Kerala, où a été rejetée toute idée de coalition avec la droite. Ces deux résultats semblent montrer que des électeurs préfèrent une gauche non diluée.
Ce qui bouleverse le paysage du Bengale, c’est la politique de répression menée par le gouvernement à l’encontre des communistes. Durant ses cinq dernières années au pouvoir, il a systématiquement attaqué les meetings publics de gauche et a inculpé dans des procès fallacieux plus de mille militants. Du début des élections de mai 2016 jusqu’à la victoire, neuf chefs ou militants communistes ont été assassinés ; 1 924 grièvement blessés ; 1 915 chassés de leur foyer ; 42 876 maisons ont été saccagées, pillées, incendiées ; 50 militantes ont été victimes d’agression sexuelle (1). L’ère de la terreur est revenue. Le pays est aujourd’hui à l’image de sa déesse Kâli : ivre de sang, langue pendue, sans vergogne.
(1) Source : déclaration à la presse de Surya Kanta Mishra, secrétaire général du PC.
Auteure de : Assommons les pauvres ! (2012) et Calcutta (2014) aux éditions de L'Olivier.