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Libération
TRIBUNE

Les réfugiés, «Michel», les maires et nous, les rocardiens

Après les hommages, retour sur une petite phrase qui fit polémique mais qui était amputée de sa partie la plus importante.
par Roland Ries, Maire (PS) de Strasbourg
publié le 13 juillet 2016 à 18h21

Pour bien comprendre Michel Rocard, il fallait l'écouter jusqu'au bout. Jusqu'au bout de sa logique. Jusqu'au bout de ses formules. Jusqu'au bout de ses argumentations. Ce n'était pas toujours facile… seul le point final donnait quitus pour interpréter la vérité, parfois complexe et toujours subtile, de son propos. La précipitation menait invariablement à l'imprudence. Ainsi, depuis plus de vingt-cinq ans, bon nombre d'observateurs politiques ont préféré faire une exploitation sélective, très intéressée, des différentes versions de «la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde…» Recomposée après plusieurs variations sur un même thème entre 1989 et 1993, cette célèbre citation a été régulièrement amputée de sa chute : «…mais elle doit en prendre toute sa part». Toute la force du message était pourtant contenue dans cette conclusion volontariste, l'attaque n'exprimant que la nuance. A la fin de sa vie, soucieux d'en finir avec la controverse, Michel a choisi des mots beaucoup plus crus pour dire sa «honte» devant le sort réservé aux réfugiés par une Europe dénaturée : «Une somme de pays [qui] négocie le moyen de limiter le nombre de migrants qu'ils vont recevoir. Tout cela est abominable.»

Une chose est claire : pour lui, et pour nous, «les rocardiens», la solidarité qui transcende les frontières n’est pas seulement une idée, un point de vue, un concept qui resterait à débattre ou, pire, un quota parcimonieux à calculer. C’est un devoir. C’est une dignité. Une «part» d’humanité non négociable dont, hélas, les opinions publiques délèguent la charge aux gouvernements, habitude bien commode, quand elle devrait être partagée par la société tout entière.

Devant le terrible record qui vient d’être à nouveau battu en 2015 - selon le Haut Commissariat des Nations unies aux réfugiés, 65 millions de personnes déplacées ont dû quitter leur foyer ou leur pays en raison des guerres et des persécutions -la double tentation du découragement et de l’abandon au fatalisme est grande. En désespoir de cause, on exige de l’Etat qu’il fasse face à ce qu’on préfère appeler «une crise» comme s’il s’agissait d’un abcès temporaire. C’est une façon d’accepter une certaine impuissance et de la diluer dans la démagogie glaciale de postures politiciennes qui n’engagent personne mais ruinent aussi l’honneur d’un pays. Disons-le, c’est une lâcheté collective, et il ne suffit plus de la dénoncer. Il faut la dépasser, autrement que par un discours de charité condescendant.

Pour dépassionner ce débat purement défensif qui fait ressortir les pires égoïsmes, je pense, comme Rocard l'a rappelé dans sa dernière interview, qu'il appartient aux maires de prendre «toute leur part» de responsabilité. Ce sont effectivement eux qui détiennent «les clés de l'acceptation» des réfugiés. Eux qui, au contact direct des populations et des associations, ont le pouvoir de mesurer et de gérer les possibilités d'accueil, en prenant en compte la spécificité de chaque quartier, de chaque situation, de chaque sensibilité. Eux qui peuvent stimuler la générosité. Eux qui peuvent faire fructifier un capital de fraternité bien plus important que la misérable unité comptable de 29 000 réfugiés auxquels la France - sixième puissance du monde et 67 millions d'habitants - est prête à entrouvrir ses portes. En deux ans… sur ce terrain-là, et même si on prend en considération ses intérêts démographiques, nos voisins allemands et Angela Merkel nous battent largement, et sauvent l'honneur.

Mais il est encore temps de réagir positivement et efficacement. Il faut notamment créer ce collège des maires des grandes villes que réclamait Rocard, à l’exemple de la première réunion organisée par Bernard Cazeneuve en septembre 2015, pour additionner les efforts et apprendre à gérer ensemble les flux de réfugiés. La qualité de leur répartition sur le territoire est un paramètre décisif pour changer les mentalités et combattre les fantasmes de «déferlement».

Il faut aussi assumer, sans états d’âme, une résolution politique à l’échelon local. Le plus exposé… Dès la fin de l’été 2015, Strasbourg, ville capitale des droits de l’homme, pionnière de la démocratie locale, siège du Parlement européen et du Conseil de l’Europe, avait pris l’initiative, simple, de recenser les bonnes volontés avec, notamment, un numéro vert. Lors de l’inauguration de la Foire européenne, dans un climat d’émotion médiatique provoqué par la photo du cadavre du petit Aylan échoué sur une plage de Bodrum, j’avais moi-même lancé un appel à mes concitoyens pour les sensibiliser à un enjeu qui les concerne beaucoup plus qu’ils ne le croient. J’estime que c’était mon rôle, et j’ai été surpris par l’élan de solidarité qui a suivi. Cette mobilisation spontanée, bien des politiques, de tous les partis, devraient l’avoir à l’esprit quand ils anticipent frileusement sur les peurs des populations et les exaspérations qui seraient à leur comble.

L’Etat, bien sûr, doit garder un rôle coordonnateur mais s’en remettre systématiquement à lui, c’est une facilité jacobine trop française dans ce domaine comme dans d’autres. Une fuite devant le réel. Quand il faut affronter les épreuves tragiques de l’histoire immédiate, le réflexe décentralisateur est aussi un salut parce qu’il va immédiatement au cœur des problèmes et des souffrances. C’était, je crois, une certitude profonde de mon ami Michel Rocard, que l’hommage des Invalides ne doit pas enterrer. C’est l’esprit même de cette deuxième gauche qui reste plus que jamais d’actualité.