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TRIBUNE

Le terrorisme tente de séparer ce qui reste tant bien que mal uni

Procès de l'attentat du 14 juillet de Nicedossier
Si nous sommes menacés collectivement, c’est la cohésion de l’ensemble qu’il nous faut renforcer, en rappelant que, pour peu qu’une «identité» doive la définir, celle-ci repose tout entière sur les principes qu’elle s’est donnés, au fil de son histoire, pour se protéger de toute forme de violence.
Hommage aux victimes de l' attaque terroriste du 14 juillet sur la promenade des anglais, le 17 juillet. (Photo Olivier Monge. Myop pour Libération)
publié le 17 juillet 2016 à 18h06

Il n’y a pas de gradation dans l’horreur. La brutalité d’une attaque terroriste où qu’elle se produise dans le monde appelle la même compassion pour les victimes, en même temps qu’une réprobation universelle devant la violence qui fauche à l’aveugle des vies innocentes. Si, malgré tout, nous ne pouvons résister au sentiment égaré que cette fois-ci encore un palier a été franchi, c’est que le carnage du 14 Juillet, sur la promenade des Anglais, révèle une triple vulnérabilité. Celle-ci est d’abord physique, corporelle et vitale. Ce qu’il y a de proprement terrifiant dans cette dernière attaque, c’est le contraste entre la simplicité des moyens logistiques mis en œuvre pour semer la désolation et le terrible bilan.

Ce qui s’est passé à Nice, cette nuit-là, aurait pu se produire n’importe où sur le territoire national, alors que, dans des centaines de villes, des foules comparables se dispersaient après le feu d’artifice. Nous savons désormais que tout rassemblement quel qu’il soit nous expose à tout moment à l’irruption soudaine, imprévisible de cette violence meurtrière qu’aucun sentiment d’humanité n’est en mesure de stopper. Parce que la fête nationale est un moment fort de cohésion qui réunit des femmes, des hommes et des enfants de tous horizons, dans un temps qui célèbre symboliquement ce qui nous lie les uns aux autres, jamais encore nous n’avions eu le sentiment que nous étions à ce point collectivement visés. Nous sommes indistinctement des victimes potentielles.

Ensuite, notre vulnérabilité est morale, comme l’est tout sentiment d’impuissance devant le crime. Le terrorisme est un mal radical, et à mesure que s’étend la litanie des villes frappées (Paris, Bruxelles, Tunis, Orlando, Dacca, Nice), nous commençons à douter qu’il soit un jour possible de l’extirper. Même si la coalition venait à bout de l’Etat islamique, nous sommes conscients que ses appels répétés au meurtre de masse ne cesseraient pas pour autant de faire des émules. Car le propre de toute propagande haineuse, comme de toute incitation au crime est toujours de survivre à ses auteurs et à leur organisation. La peur d’une menace interminable, dont nous n’aurions pas les moyens de faire baisser le niveau d’alerte est donc légitime. Qui pourrait nous reprocher d’y céder ? Son entretien, qui est le principal objectif d’une terreur sans répit, constitue pourtant la première victoire des terroristes. En l’installant durablement dans la société, ceux-là savent qu’ils poursuivent le travail de sape qui la démoralise. C’est même ainsi que l’étirement du temps travaille pour eux. La répétition des attaques n’a pas d’autre visée : un traumatisme permanent qui épuise les ressources morales, dont nous disposons pour résister au découragement et à la dépression.

Et c’est alors que notre vulnérabilité devient politique. Elle l’est même de deux façons. La logique du terrorisme, c’est de séparer ce qui reste tant bien que mal uni. Il faut dire ici un mot de la date du dernier attentat, le 14 Juillet, et de ce qu’elle célèbre : pas seulement la prise de la Bastille, mais tout ce qui a suivi, à commencer par la déclaration des droits de l’homme, et avec elle les trois principes inscrits depuis au fronton des écoles et des mairies : liberté, égalité, fraternité. Il n’est pas interdit de penser qu’en frappant le France, un jour de fête nationale, c’est aussi à tout ce que cette histoire symbolise que la terreur s’en est pris ; et c’est le type de société dont ces principes portent la promesse, avec des hauts et des bas, qu’elle voudrait ébranler. La liberté, l’égalité et la fraternité ne sont pas de vains mots. Ce qu’ils désignent est d’abord une exigence difficile à tenir collectivement, quand une société est soumise à une épreuve, comme celle que nous connaissons depuis dix-huit mois.

La tentation est grande, en effet, de transiger alors sur les libertés fondamentales et la protection qu’elles assurent à tous les citoyens, de réclamer autrement dit moins de liberté (d’expression, de réunion, etc.), plus de contrôle, plus de surveillance et de fichage, voire plus de violence légale pour se rassurer sur la possibilité d’une action efficace. Et parce que le terrorisme se réclame d’un islam radical, elle est grande également (et de Donald Trump au Front national, en passant par les leaders du Brexit, les aventuriers à s’être engouffrés dans la brèche ne manquent pas) de stigmatiser une communauté tout entière, en transigeant sur l’égalité qui donne les mêmes droits à tous les citoyens, sans considération d’appartenance culturelle et religieuse. Elle est grande enfin de renvoyer la fraternité et les marques de solidarité qui l’accompagnent aux oubliettes de l’histoire. Voilà pourquoi notre vulnérabilité politique est double. D’un côté, la terreur fragilise les principes auxquels nous tenons, comme si notre impuissance à la stopper devait être mise sur le compte de leur supposée «faiblesse» ; de l’autre, elle fait naître, de façon réactive l’illusion qu’une politique autoritaire serait une solution.

Que faire de cette triple vulnérabilité ? Quelles sont nos ressources pour l'affronter ? Nous ne pouvons pas faire grand-chose pour diminuer notre exposition physique à une violence par nature imprévisible, sinon à en appeler à un surcroît de vigilance, dont nous savons déjà qu'elle a ses limites. Mais nous pouvons agir sur notre vulnérabilité morale et politique, en refusant toute transaction avec les valeurs auxquelles nous tenons. Ce n'est pas un hasard si, dans les réflexions qui précèdent, on a fait un large usage de la première personne du pluriel. S'il est vrai que nous sommes menacés collectivement, c'est la cohésion de l'ensemble qu'il nous faut renforcer, en rappelant que, pour peu qu'une «identité» doive la définir, celle-ci repose tout entière sur les principes qu'elle s'est donnés, au fil de son histoire, pour se protéger de toute forme de violence (les privations de droit arbitraires, les inégalités de droit et de condition, etc.). Car une chose est sûre, le piège du terrorisme se refermerait sur nous si, pour le combattre, nous les abandonnions.

A paraître : l'Epreuve de la haine, éditions Odile Jacob (octobre 2016).