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Tribune

L’Etat islamique gagne en puissance, quelle que soit la cause du carnage de Nice

L’attaque sur la promenade des Anglais n’est pas le signe d’un déclin de l’EI mais plutôt celui d’un recalibrage de sa stratégie : peu importent les défaites en Irak ou en Syrie, les possibilités de recrutement dans les zones sensibles européennes paraissent, elles, infinies.

A Nice, sur la promenade des Anglais, lundi. (Photo Valery Hache. AFP)
Par
Scott Atran
Anthropologue au CNRS et cofondateur du Centre for the Resolution of Intractable Conflict (Cric) à l’université d’Oxford.
Publié le 19/07/2016 à 11h06

Ce texte a été rédigé avant l'attaque survenue dans la nuit de lundi à ce mardi dans un train en Bavière.

Ce massacre a frappé la France en plein cœur, peut-être plus encore que les attentats précédents, et surpris le monde entier par la simplicité extrême de ses moyens, par l’apparente banalité de son auteur et par la facilité avec laquelle il a commis son acte alors que les autorités avaient annoncé avoir renforcé la vigilance et la protection. L’Etat islamique (EI) a là encore revendiqué l’attentat, même si, cette fois, le lien avec cette organisation semble pour le moins ambigu, ce qui alimente la crainte que des musulmans radicalisés ou isolés mènent des actions violentes n’importe où.

Ajoutant au sentiment de confusion, on entend souvent dire que ces attentats sont des actes nihilistes perpétrés par des individus en rupture avec une société qu'ils veulent détruire parce qu'ils estiment que cette société les a détruits. Mais les attentats comme ceux qu'a connus la France sont presque toujours perçus par leurs auteurs et par leurs admirateurs comme des actes de rédemption personnelle et de salut collectif.

D’autres, observant que la recrudescence ­récente des attentats liés à l’EI en France et dans le monde (près de 500 morts en un mois à peine) coïncide avec d’importantes pertes territoriales pour l’EI en Irak et en Syrie, pensent que l’organisation commet des actes ­désespérés parce qu’elle sait qu’elle est en train de perdre : c’est ce qu’a affirmé fin juin John Kerry, le secrétaire d’Etat américain. En effet, au cours des 18 derniers mois, elle a cédé plus d’un quart du territoire qu’elle avait conquis, et son effectif de volontaires étrangers a fondu de près d’un tiers, pour tomber à 20 000 combattants, depuis le début des frappes de la coalition en août 2014.

Corrélation partielle entre crainte de l’EI et préférences pour le Brexit, Trump ou Marine Le Pen

Or, c'est une erreur de penser que la revendication ou le recours à ce type d'opérations ­relève du désespoir ou constitue une nouveauté. En septembre 2014, alors que l'EI gagnait encore du terrain, son porte-parole, Abou Mohammed al-Adnani, a appelé ses sympathisants, dans le monde entier, à «tuer de n'importe quelle manière», et notamment «à écraser avec votre voiture», tout «incroyant américain ou européen – en particulier les méchants et sales français ou tout […] citoyen des pays qui sont entrés dans une coalition contre l'Etat islamique».

Des attentats tels que ceux perpétrés en France constituent une tactique essentielle de la contre-offensive d'une guérilla mondiale conduite par l'EI en réponse à la pression exercée par la coalition sur le territoire de ­l'organisation en Irak et en Syrie. En semant le chaos parmi les populations civiles des pays de la coalition (comme l'explique le traité jihadiste Gestion de la barbarie, ou Idarat at-Tawahoush), en sapant leur foi dans la capacité de leur gouvernement à assurer leur sécurité et en dressant les musulmans contre les non-musulmans afin de «liquider la zone grise» entre le croyant et l'infidèle (comme l'expose la revue en ligne Dabiq), l'EI démontre que les actes commis par des individus ou de petits groupes au moyen d'une violence sacrificielle implacable et à forte résonance médiatique constituent le moyen le plus efficace de faire connaître, voire de propager, un changement révolutionnaire de l'ordre politique, social et moral. Effectivement, les sondages sur les réactions de l'opinion publique font apparaître une corrélation partielle entre la crainte de l'EI et des préférences politiques telles que le Brexit, la montée de Donald Trump aux Etats-Unis ou de Marine Le Pen en France, ainsi que le coup d'Etat militaire contre Recep Erdogan en Turquie.

Loin d’être le signe d’un mouvement sur le déclin, pour l’EI, l’attentat de Nice se conçoit plutôt comme le recalibrage de tactiques validées de longue date, au service d’une stratégie dont le principal objectif reste la révolution mondiale. Même si l’EI perd tous ses territoires en Syrie et en Irak, l’archipel jihadiste planétaire pourrait continuer de s’étendre si le contexte socio-politique qui a conduit à son émergence perdure.

Alors que nous poursuivons le combat contre l'EI sur le terrain, peut-être oublions-nous qu'il a pu recruter par le passé alors même qu'il essuyait des défaites militaires, et qu'il prépare déjà ses partisans à un revers en Irak et en Syrie. De fait, au plus fort de la guerre d'Irak, en 2007-2008, avant de devenir un califat autoproclamé, l'organisation a perdu la quasi-totalité du territoire qu'il occupait et, chaque mois, pendant quinze15 mois d'affilée, jusqu'aux trois quarts de ses fantassins ainsi qu'une dizaine de dirigeants «de grande valeur». Mais sa structure religieuse, politique, militaire et économique nébuleuse (des pensions, notamment, sont versées aux familles des «martyrs») a continué de fonctionner relativement bien. Puis, à la fin de 2011, les Etats-Unis se sont retirés d'Irak, y laissant les Arabes sunnites à la merci d'un gouvernement chiite corrompu, vorace et répressif. Ils n'ont rien fait pour empêcher le régime alaouite de Bachar al-Assad allié aux chiites de massacrer les Arabes sunnites en Syrie. Le noyau dur de l'EI, qui réunit chefs jihadistes locaux et anciens responsables de l'armée et du renseignement baasistes (dont beaucoup avaient noué de solides liens dans les centres de détention militaire américains en Irak), était prêt à tirer parti du chaos syrien. Revenu en force sur le sol irakien, l'EI a été dans un premier temps accueillie par une écrasante majorité d'Arabes sunnites comme «la Révolution» (Al-Thawra).

Ne pas sous-estimer l’ardeur combattante de l’EI

Au vu de sa montée en puissance initiale et de sa riposte actuelle à l'offensive de la coalition, il apparaît de plus en plus clairement que l'EI a déclenché un appel aux armes étonnamment durable et séduisant. C'est ce que nous avons observé dans notre récente étude sur les lignes de front en Irak : nous avons interrogé des combattants près du village de Kudilah, théâtre de la première bataille dans l'offensive destinée à reprendre Mossoul. Quelque 90 recrues de l'EI, sans armement lourd, ont réussi à empêcher une nette progression de plus de 500 soldats de la coalition rassemblant milices arabes sunnites, armée irakienne et peshmergas kurdes, appuyés par des frappes aériennes et des conseillers américains et allemands ; et ce, alors même que (selon des chefs peshmergas) l'EI a perdu plus de 50 hommes dans cette bataille, notamment une vingtaine d'inghamasi (littéralement «ceux qui plongent», des kamikazes ­entraînés pour percer les positions ennemies et pour couvrir la retraite). Nombre de ­combattants, dont certains avaient participé à plusieurs guerres depuis les années 60, nous ont affirmé que c'était l'affrontement le plus féroce qu'ils avaient vécu à ce jour.

Tant l'agence de presse Amaq de l'EI que les dirigeants des forces de la coalition font état d'une augmentation notable de ces attaques-suicides de l'EI, les plus redoutées de toutes, que rêvent de commettre de nombreuses ­recrues (surtout celles venant de l'étranger). Non par désespoir, mais dans l'espoir de ­contribuer, grâce à leur sacrifice, à la victoire finale. Le cri de guerre des inghamasi est «l'Etat islamique résiste et s'étend !» ­(Ad-Dawla al-Islamiyah baqiyah wa tatamaddad !). D'après ce que nous avons vu, les forces de la coalition estimaient que les guerriers de l'EI avaient des moyens physiques largement inférieurs mais un esprit combatif très supérieur à ceux des Etats-Unis, de la France, des milices sunnites ou des soldats irakiens.

Dans ses déclarations récentes, John Kerry fait sien un sentiment exprimé par des dirigeants et la presse, dans le monde entier, qui pensent que l'EI a aujourd'hui «peur». Presque chaque fois, depuis le 11 Septembre, il semble que les attaques de grande ampleur qui visent les ­civils –  les «cibles molles» dans le jargon militaire, par opposition aux «cibles dures», à la connotation plus virile  – témoignent de la crainte de ceux qui les commettent.

Là encore, ne sous-estimons-nous pas dangereusement l’ardeur combattante de l’EI et sa capacité de résistance et d’expansion ? Même si sa défaite militaire en Syrie et en Irak peut compromettre ses recrutements, nous ne pourrons vaincre l’EI tant que nous échouerons à renouer le contact avec les quartiers, les communautés en ligne et autres milieux sociaux et politiques particulièrement sen­sibles dans lesquels des attentats tels que ­celui que vient de subir Nice continuent de puiser une inspiration et un appui.•

Traduit de l'anglais par Architexte, Paris (Marie-Paule Bonnafous, Martine Delibie et Aurélien Monnet). Auteur de : L'Etat islamique est une révolution, (éditions, Les liens qui libèrent).