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Libération
Chronique «Médiatique»

L’actu dopée à la niçoise

Le seul Niçois médiatisable est-il forcément le Niçois raciste, ou l’attentat de Nice provoque-t-il un effet de loupe déformant sur l’ensemble de l’actualité ?
publié le 24 juillet 2016 à 17h11

«Tant mieux, ça en fait une de moins !» : on l'aura entendue retentir partout, l'immonde remarque d'un passant niçois anonyme, lancée à la face d'une fille de victime musulmane de l'attentat du 14 Juillet. Le témoignage de cette jeune femme en hijab, Hanane Charrihi, ainsi accueillie sur la promenade des Anglais au lendemain de la tuerie, on l'aura entendu sur RMC, vu en vidéo sur le Plus de l'Obs,entendu en argument dans les matinales radio, dans la bouche des politiques. On l'aura presque autant entendu qu'on a vu la vidéo virale équivalente, le «retournez chez vous» d'un autre passant niçois à une autre jeune femme (sans hijab), sur la place Masséna de Nice, au lendemain de la tuerie.

Pourtant, Hanane Charrihi, préparatrice en pharmacie de la banlieue parisienne, n'a pas essuyé que ces réactions hostiles. Le Monde raconte qu'elle a aussi reçu «des montagnes de "bon courage !" postés par des inconnus sur Facebook». Mais ces «montagnes»-là sont beaucoup moins médiatisées. Seul le Monde retient cette partie-là de son témoignage. Pour le reste, pour tous les autres, le seul Niçois médiatisable est le Niçois raciste, le Niçois bas de plafond, le sordide aboyeur de la Prom.

Le Niçois raciste, le gueulard de terrasse, existe, bien entendu. Comme ailleurs. Et plus qu’ailleurs : il n’est qu’à regarder les scores constants du FN en Paca depuis au moins trois décennies. Il n’a pas éclos après le 14 Juillet par génération spontanée. Placez des micros sur certains marchés varois ou vauclusiens, n’importe quand, et vous allez en faire de la vidéo virale ! Mais voilà. Depuis le 14 Juillet, il n’y en a que pour lui. Tous les micros se tendent vers lui. Dopée par l’attentat, une altercation sur la place Masséna de Nice devient l’emblème d’un pays au bord de la guerre civile. Dopés par l’attentat, une inscription injurieuse sur une mosquée, un petit tas d’immondices à l’emplacement de l’exécution du terroriste deviennent les signes avant-coureurs d’une explosion imminente.

Mais l'image terrifiante du grand camion blanc ne dope pas seulement la couverture médiatique des prolongements de l'attentat. Elle dope toute l'actualité connexe. Si ça craque de partout, si se répand une sorte de terreur sourde que «tout pourrait basculer», que l'Etat de droit pourrait s'effondrer, qu'on frôle le grand inconnu, ce n'est pas seulement du fait de l'attentat. C'est que ce dernier booste le reste de l'actualité. Nice fait tomber toutes les défenses des politiques, mais aussi du système médiatique, leur diabolique partenaire de tango.

Dopé par Nice, un témoignage de seconde main dans un rapport parlementaire, initialement passé inaperçu, se fraye brutalement une place dans la presse mondiale, du New York Post à Russia Today : il y aurait eu, paraît-il, des tortures (égorgements et castrations) au Bataclan. Horreur dans l'horreur ! Pour le Daily Mail, le gouvernement français aurait même tenté de cacher cette épouvantable vérité. Aucune preuve, certes. A la source, des gens qui ont vu des gens. Mais cela n'empêche pas l'embrasement.

Dopée par Nice, une dramatique agression entre estivants voisins d'un village de vacances devient un nouvel attentat islamiste. Figurez-vous que c'est «la tenue trop légère» de trois gamines qui aurait motivé leur voisin de vacances Mohammed à les agresser au canif, ainsi que leur mère. Qui le dit ? Rien moins que le spécialiste police-justice de TF1, Georges Brenier, sur le plateau du 13 heures. Le procureur dément-il formellement ce mobile ? TF1 ne va pas s'abaisser à mentionner son démenti dans son journal du soir.

Toutes ces actus dopées sont aussi relevées, sur les réseaux sociaux, à la sauce du «on nous ment, on ne nous raconte pas tout». Le procureur des Hautes-Alpes dément le mobile vestimentaire ? Evidemment, vous ne croyez pas qu'il va dire la vérité ! L'agresseur du village de vacances était «inconnu des services de police» ? Evidemment ! C'est bien le signe que ces services sont nuls, dépassés. Rien de neuf dans cet «effet loupe». Ni de spécialement rassurant : cette matière sur laquelle se braquent les loupes est bel et bien inflammable. Et on sait le rôle que peut jouer une loupe dans un feu de pinède.