EAu sujet du tourisme, la revue Esprit pose une question vertigineuse : «La terre inconnue, c'est où ?» Formulé autrement, cela donne : «Pourquoi aller ailleurs, si ailleurs, c'est comme à la maison ?» Il est vrai que la question est posée en 1928 par Henri Michaux dans Escuador en 1928 : «Nous souffrons mortellement : de la dimension, de l'avenir de la dimension dont nous sommes privés, maintenant que nous avons fait à satiété le tour de la Terre.»
Le poète n'était pas en retard d'une guerre quand, au début du XXe siècle, il prévoyait la perdition de l'humanité si nous ne trouvions pas, d'ici cent ans, une autre planète pour accueillir notre envie d'ailleurs. Nous n'avons pas trouvé d'ailleurs ailleurs et nous tournons autour du monde jusqu'à satiété, jusqu'à la nausée, si l'on en croit historiens, philosophes ou anthropologues appelés à réfléchir sur cette manière d'aller voir ailleurs si les gens sont comme nous, pour revenir à la maison.
La première chose à savoir est que la quête de distinction, ne pas faire comme les autres, est ancienne. On apprend ainsi que Chateaubriand (1768-1848) se plaignait d'avoir à côtoyer des cookers, des touristes qui demandaient à l'agence Thomas Cook d'organiser leur voyage. La seconde chose est que l'ailleurs n'existe plus. On ne change plus de monde en se déplaçant d'un point du globe à l'autre. L'uniformisation de l'architecture, des mœurs, des manières de s'habiller ont fait disparaître des frontières et augmente le désappointement. «Plus d'un voyageur en revient déçu, (ce qu'il n'ébruite guère)», remarque Thierry Paquot qui met peut-être entre parenthèses l'essentiel. Le touriste ne dit pas sa déception et incite ses voisins à aller voir ailleurs. Ceux-ci reviendront déçus, mais ne le diront pas.
Le comble du tourisme immobile est sans doute celui pratiqué via AirBnB. On va d’un centre-ville à un autre où l’on retrouve peu ou prou les mêmes meubles, les mêmes enseignes et les mêmes plats. Poussé jusqu’à l’excès, c’est l’ailleurs qui l’emporte quand on se croyait quelque part. A Venise, on compterait 26 touristes pour un Vénitien, à Paris, le rapport serait de 16 pour 1, à Barcelone de 10 pour 1. A quoi cela sert-il d’aller en Catalogne si c’est pour se retrouver face au monde entier, mais qu’il devient difficile de rencontrer un Barcelonnais. Dans le centre-ville de Barcelone, le logement normal destiné à ceux qui vivent là ne représenterait plus que la moitié du parc immobilier. Même Cuba, bouclée depuis des décennies, ne serait déjà plus ce qu’elle était, un ailleurs figé dans les années 50 avec ses vieilles voitures américaines. Il faudrait y courir pour ne pas louper le spectacle qui s’efface au fur et à mesure que les immeubles se retapent.
Il faut se poser la question de savoir si le touriste n'a pas disparu. La philosophe Fabienne Brugère propose de reprendre la distinction établie par Paul Bowles, dans un Thé au Sahara, entre le touriste et le voyageur. «Le premier accepte sa propre civilisation sans objection, alors que le second, lui, la compare avec les autres et en rejette les éléments qu'il désapprouve.» Mais si la civilisation - urbaine - devient unique alors il n'y a plus ni touriste ni voyageur.