Quelle France et quelle Europe sont en train d'advenir ? Les guerres au Moyen-Orient et le trop plein démographique africain déplacent des populations par millions et font bouger les lignes des vieux pays occidentaux. Pierre-François Souyri a décortiqué le cas d'un Japon[1] dont on admet – avec facilité et paresse – qu'il « choisit l'ouverture » en 1868. Un Japon qui a changé à marche forcée. Chaque voyageur peut constater le résultat près de 150 ans plus tard : le Japon est un pays qui nous est proche et étranger à la fois. Un pays resté « asiatique » avec une culture dont il est fier. Pays non colonisé, le Japon a toujours pensé que l'Occident n'est pas dépositaire de la modernité. Que s'est-il donc passé pour que les élites de ce pays tournent une page politique en 1868 ?
Comme l'Europe, le Japon a vu se développer à la fin du XVIIIe siècle une agriculture commerciale dont la productivité s'envole, une proto-industrialisation prolétarisant la paysannerie, une spécialisation régionale, un artisanat cédant à une industrie domestique, des manufactures textiles trouvant des débouchés extérieurs, une éducation dont le niveau augmente, des idées qui circulent facilement. En face, l'ancien régime féodal des Tokugawa se raidit, les canonnières américaines ayant beau jeu de semer la panique en 1853. De jeunes guerriers comprennent la situation et plutôt que de s'enrôler au service des féodaux partent étudier, s'émancipent des shôguns. Ils embrassent un sentiment national japonais se concrétisant par l'abrogation des statuts sociaux du shôgunat féodal. Le pouvoir central s'effondre devant ce que Souyri identifie comme des « activistes ». On songe à la Révolution française... A ce stade, « les Japonais tentent en partie de s'identifier aux Occidentaux, tout en refusant l'assimilation à l'Occident ». Pourtant, il a fallu se débrouiller avec « quelques grandes idées apparemment universelles, comme la liberté, la démocratie, la justice ou la nation ». Mais la modernité n'est pas un développement spécifique de l'Occident depuis le XVIe siècle. Partout où elle éclot, c'est « l'aspect singulier d'un phénomène mondial, global ». Les classiques chinois l'ont autant inspiré que l'Occident !
Refaire les sociabilités : les hommes nus doivent se rhabiller
Au milieu du XIXe siècle, s'allument donc les « Lumières » japonaises (bunmei kaika) évoquant de nouvelles écoles, une presse multiforme, l'adoption de vêtements occidentaux, des équipements urbains comme les becs de gaz, le chemin de fer, les télégraphes, les restaurants, une industrie inspiré par une cosmologie de l'harmonie entre l'homme et l'univers. Mais tout n'est pas spontané. Pour « civiliser les mœurs », il faut « interdire aux hommes de déambuler nus dans la rue l'été, d'uriner dans l'espace public, d'arborer des tatouages », etc. Quelle est la raison pour l'Etat d'enseigner la honte de la nudité ? Elle « apparaît aux Occidentaux une pratique de sauvages ». Adopter les heures, les minutes et les jours, les fêtes nationales, c'était donner l'idée d'une nouvelle communauté que les rythmes des trains, des sirènes d'usine, des cloches d'écoles, d'horaires des casernes, de parution de journaux vont concrétiser. Notamment à Yokohama, Kôbe, Nagasaki qui avaient connu les missionnaires européens. Puis à Tokyo où le pousse-pousse remplace le palanquin, où les trams sont tirés par les chevaux. On traduit d'urgence des livres de savoirs pratiques comme les avaient transmis les Hollandais, la médecine, l'astronomie, la géographie. Un « rôle essentiel à l'époque car la géographie permettrait de construire un autre Japon qui deviendrait un pays parmi les autres, ni le plus vaste, ni le plus puissant, un Japon relativisé » pour Philippe Pelletier. Une opinion publique émerge de ces savoirs, des débats, des voyages, de la liberté d'expression.
Les Japonais critiquent l’Occident
De cette « tentation de l'Occident », de ce goût pour la liberté, un nouveau Japon émerge des siècles d'autocratie des dirigeants et de soumission du peuple. Des femmes exceptionnelles comme Kishida Toshiko et Fukuda Hideko font progresser le droit des femmes, sans éviter la prison, et appuyé par le shintô. Nakae Chômin, le « Rousseau de l'Asie », passé trois ans par la France, en appelle à une Constitution, un parlement avec deux chambres. Le partage des pouvoirs au niveau local est laborieux, mais ce que Shiga Shigetaka appelle le génie national donne cette forme de compétence préservant la « pureté » contre « l'occidentalisation détruisant les anciens éléments existant dans le pays ».
La révolution « Meiji inachevée », le nationalisme culturel n'empêche pas la guerre. Avec le libéral Fukuzawa, le Japon est tenté de « sortir de l'Asie (Ajia) » jugée trop retardée et menacée par la colonisation. Tout en stigmatisant les Occidentaux qui n'appliquent pas leurs valeurs dans les colonies où ils traitent les Asiatiques et les Africains de chiens et de cochons. Tokutomi parle, lui, après un voyage en Europe, de « désastre blanc ». Le capitalisme est violemment critiqué au Japon pour avoir promis un pays riche et, finalement, rendu le peuple misérable et un gouvernement expansionniste et colonisateur. Le mouvement ouvrier, la lutte contre les comportements immoraux comme l'appât du gain, la critique de l'impérialisme, tout conduit, après la guerre avec la Russie en 1906, à la création d'un parti socialiste et d'un mouvement anarchiste.
Enthousiasmante et décevante, la modernisation japonaise qui prit des formes occidentales rétablit les anciennes élites comme les samouraï au pouvoir, aidés par la bureaucratie et l’armée. Se moderniser a signifié pour les Japonais à la fois acceptation de l’occidentalisation, tout en maintenant la tradition du refus. Ce qui fut, sans doute, leur très grande force.
[1] P.-F. Souyri, Moderne sans être occidental. Aux origines du Japon d'aujourd'hui, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2016, 492 p., 25 €