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Débat

Terroristes : montrer pour ne pas nier

En réponse à la tribune de Bernard-Henri Lévy dans «Libération» prônant l'anonymisation des terroristes, le philosophe Nicolas Poirier défend une médiatisation assumée afin de ne pas nier la réalité.

Sur la promenade des Anglais, samedi, à l’endroit où Lahouaiej Bouhlel a été tué. (Photo Olivier Monge. Myop)
Par
Nicolas Poirier
enseignant et chercheur en philosophie
Publié le 05/08/2016 à 14h58

L'idée que les médias devraient s'accorder sur le refus de divulguer le nom et le visage des terroristes semble actuellement très en vogue chez nombre d'intellectuels, comme l'atteste la récente tribune de Bernard-Henri Lévy, parue dernièrement dans Libération, et qui reprend une idée formulée par le psychanalyste Fethi Benslama.

Cette proposition qui se veut déontologique repose sur le postulat suivant lequel, en diffusant sur les écrans de télévision et les couvertures des journaux le visage et le nom des terroristes, on devient pour ainsi dire complice de la barbarie, puisqu’on rentre, sans même s’en rendre compte, dans le jeu des jihadistes, par le relais de leur propagande sur le front médiatique.

Les «figurants d’un spectacle»

A suivre le premier argument de Bernard-Henri Lévy, les terroristes ne seraient pas seulement les combattants d’une guerre qu’ils entendent gagner par tous les moyens, mais aussi les figurants d’un spectacle offert par les médias, ceux qui passent notamment par l’image, comme la télévision ou les réseaux sociaux.

Cette idée est malheureusement en passe de devenir l’un des nouveaux lieux communs à la mode : Bernard-Henri Lévy, mais il n’est évidemment pas le seul, semble à ce point fasciné par la «société du spectacle» qu’il n’arrive pas à concevoir que des gens peuvent agir pour d’autres raisons que celle de devenir célèbre.

L’objectif des terroristes est d’abord de tuer le plus de gens possible, par les moyens les plus diversifiés, dans le but (dont la réalisation semble toutefois, en tout cas dans les pays occidentaux, très improbable) d’instaurer, là où c’est possible, des régimes totalitaires. Il n’est pas de devenir célèbre, et si par ailleurs ceux-ci savent en effet qu’ils ont toutes les chances d’accéder par leurs actes meurtriers à la notoriété planétaire, cela ne constitue nullement le ressort premier de leur action: que pour des raisons stratégiques les terroristes aient besoin du relais des médias n’implique pas que le moindre de leurs actes soient calculés en fonction de l’impact qu’ils pourraient avoir sur le plan médiatique.

Comme d’habitude, la médiatisation se voit immédiatement identifiée à la célébrité, alors que les deux phénomènes ne sont pas comme tels structurellement assimilables. On a derrière ce poncif la reprise mal digérée de la formule ironique d’Andy Warhol selon laquelle dans un futur proche tout le monde aura droit à quinze minutes de célébrité mondiale. Sauf que, d’après Andy Warhol, cette célébrité instantanée ne devait pas tenir de l’héroïsation sacrificielle mais constituer l’expression même de la banalité, ce qui se situe aux antipodes de la gloire, par ce que celle-ci implique en termes de singularisation. On peut à la limite y faire rentrer les émissions de télé-réalité, mais cela semble tout à fait impropre pour penser la spécificité du phénomène terroriste.

Au-delà du microcosme parisien

Il faudrait de plus cesser de croire que tout tourne autour du microcosme parisien et des débats qui s’y déroulent. Les membres de l’Etat islamique ne passent pas leur temps à se demander comment vont réagir les milieux journalistique et intellectuel pour ensuite adapter leur stratégie en fonction des tribunes et des prises de position publiées ici ou là. Ils s’en moquent totalement et c’est là leur force : c’est parce qu’ils sont au fond indifférents à l’idée de mise en scène, de «société du spectacle» et autre «story-telling» que leur action meurtrière est particulièrement efficace. Leur problème ce n’est pas l’image, ce n’est pas l’envie de célébrité, c’est la rationalité dans ce qu’elle a de plus bassement instrumental: élaborer les moyens techniques les plus adaptés pour parvenir à leur objectif de destruction. Ce n’est pas d’abord une question de représentation mais d’efficacité.

Qu’ensuite l’Etat islamique, comme tout Etat en guerre, déploie une propagande qui utilise des images propres à susciter l’effroi chez les spectateurs occidentaux (scènes de décapitation, images d’homosexuels jetés d’en haut des immeubles…) ne signifie pas encore une fois que tout pour l’essentiel se jouerait à travers la «guerre des images».

L’autre argument de Bernard-Henri Lévy est, qu’en donnant une incarnation singulière à la terreur et au mal, on risque de susciter des vocations terroristes chez des personnes particulièrement manipulables, qui par identification à la figure des tueurs mis en scène par les médias, décideront de passer à l’acte à leur tour. Pour étayer sa démonstration, Bernard-Henri Lévy mobilise un certain nombre de références (René Girard, Gustave Le Bon, Gabriel Tarde) qui ont toutes en commun d’avoir mis en valeur les phénomènes de suggestion, d’imitation ou de contagion pour penser un certain nombre de phénomènes liés, en tout cas en ce qui concerne Le Bon et Tarde, à l’émergence de la foule comme acteur central des sociétés modernes.

Or il ne s’agit pas ici du même problème : on ne peut pas en effet comparer l’influence d’un meneur par rapport à une foule compacte avec l’influence diffuse des médias sur les personnalités individuelles, un rassemblement physique d’hommes dans le cadre d’une place publique ne pouvant être identifiée sans plus à la «communauté» disparate des spectateurs de télévision. La manipulation des affects par l’image, leur contagion toujours possible, ne désigne par ailleurs qu’une modalité parmi d’autres du partage des émotions.

Comme l’a fait remarquer l’historienne Sophie Wahnich à propos de la révolution française, une émotion ne peut comme tel avoir d’effet qu’à la condition d’être mis en forme dans une composition qui renvoie à une communauté d’interprétation. Les images n’auraient donc d’influence sur les téléspectateurs que dans la mesure où ceux-ci en font autre chose, et composent un tissu sensible dont les images font partie intégrante, sans jamais en être le principe ou le terme. Le réveil de certains affects suscités par la mise en scène médiatique d’une figure humaine particulièrement abjecte, celle des jihadistes, ne semble pas à lui seul suffire pour motiver l’identification mortifère au terroriste et à sa cause, puis le passage à l’acte.

En pleine pensée magique

Derrière cette peur de l’image contaminante se dessine donc un autre poncif, celui de médias aux effets délétères qui conduiraient, certes sans le vouloir, à la manipulation perverse d’individus «paumés», dont les affects de toute puissance peuvent trouver un exutoire, via la référence à une figure identificatoire, celle du terroriste jihadiste, complaisamment mise en scène. Toujours la même représentation naïve d’un pouvoir médiatique perçu comme un Big Brother qui impose sa tutelle à une masse de sujets manipulables.

Mais le pire est que cet appel à la probité journalistique cache mal le déni de la réalité : l’exigence d’anonymiser les terroristes, en ne donnant pas leurs noms, et pourquoi pas même en floutant leurs visages, fonctionne comme une façon de nier l’existence du mal. On est en pleine pensée magique, puisqu’on a l’impression qu’il suffirait de ne pas le nommer et de ne pas le montrer pour que l’événement n’ait pas eu lieu. Comme si au fond le pouvoir de nommer les choses installait celui qui le détient en virtuel maître du monde. Comme si surtout, un terroriste qui tue en écrasant 84 personnes avec un camion de 19 tonnes sur plus de 2 kilomètres, avait besoin de la moindre publicité, en termes de nom propre et de visage singulier, pour qu’on parle de lui.