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TRIBUNE

Hector Tobar «La haine anti-Obama de la classe ouvrière blanche porte la campagne de Trump»

Clinton et Obama dans la salle bleue de la Maison Blanche, après la cérémonie de la médaille présidentielle de la liberté, en 2013. (Photo Pete Souza. The White House)
par Héctor Tobar
publié le 11 août 2016 à 20h01

Lorsque le président Obama a été élu - un soir de novembre 2008 -, je suis sorti sur mon balcon, chez moi à Los Angeles, et j’ai fait quelque chose de très bête. J’ai poussé un grand cri qui reprenait le slogan de la campagne d’Obama : «Yes we can !» Après huit ans de la présidence de George W. Bush, après les guerres d’Irak et d’Afghanistan, l’idée que le peuple des Etats-Unis d’Amérique puisse élire un Noir comme président du pays avait quelque chose de merveilleux. En tant que personne de couleur, j’éprouvais un immense sentiment de soulagement et de prouesse accomplie.

Huit ans plus tard, les Etats-Unis sont un pays épuisé, désorienté et divisé. L’époque d’Obama s’est caractérisée par une inégalité croissante de revenus et par des conflits raciaux. Je vis à Los Angeles, deuxième ville du pays par sa population. Ici, entre 2008 et 2016, le prix d’achat médian d’une maison a augmenté de 61 % pour atteindre 439 000 dollars (395 000 euros), ce qui place un tel achat nettement au-delà des moyens de la plupart des travailleurs. Et, lors des quatre dernières années de la présidence d’Obama, le nombre des SDF a augmenté de 19 %. C’est une tendance qu’on observe dans la plupart des villes américaines. Les vidéos montrant la police en train d’abattre un Noir après l’autre ont produit le mouvement Black Lives Matter (1) puis, par réaction, le mouvement subtilement raciste appelé All Lives Matter (2) et enfin un massacre de policiers à Dallas, dans le Texas. La colère contre Obama a produit le candidat Trump. Celui-ci a grimpé en flèche tout en haut des sondages des candidats potentiels républicains, il y a deux ans de cela, quand il a mis en doute la nationalité américaine d’Obama et laissé entendre qu’il pourrait en réalité être né en Afrique. Lorsque «The Donald» a officiellement annoncé sa candidature l’an dernier, il s’est écrié que les immigrants mexicains étaient des violeurs et des revendeurs de drogue.

L’apogée d’un détricotage

Les républicains accusent Obama de diviser le pays. Ils se trompent. Ce qui s’est passé aux Etats-Unis lors des huit dernières années est en réalité l’apogée d’un détricotage de la société américaine qui se poursuit depuis quarante ans. Dès les années 70, les forces du conservatisme ont commencé à démanteler l’Etat social-démocrate que la gauche et le centre gauche avaient construit. Richard Nixon, puis Ronald Reagan, ont sonné la charge contre les programmes fédéraux visant à réduire la pauvreté ; leurs attaques contre la criminalité et l’aide sociale n’étaient qu’un assaut à peine voilé contre une Amérique noire en train de gagner en pouvoir et en confiance en soi. Le mouvement des droits civiques avait donné aux Noirs le droit de vivre et d’étudier au milieu des Blancs. Les politiciens conservateurs se sont servis de la peur suscitée par ce mouvement pour persuader l’électorat blanc de soutenir des politiques qui restructuraient la fiscalité en faveur des riches, abaissaient les barrières douanières, réduisaient le pouvoir des syndicats, diminuaient les fonds attribués à l’enseignement public et assouplissaient les règles régissant les corporations et réprimant les mauvaises pratiques capitalistes. Le président Obama, comme d’autres avant lui, n’a pratiquement pas eu le pouvoir d’arrêter cet assaut. Sa tentative la plus réussie pour inverser l’agenda libertaire-capitaliste, à savoir sa réforme du système de santé, a déclenché une réaction qui a fait perdre au Parti démocrate sa majorité dans les deux Chambres du Congrès.

La haine anti-Obama de la classe ouvrière blanche est la force qui porte la campagne de Trump, comme en témoignent les foules d’hommes et de femmes (et même d’enfants) en rage lors de ses meetings. Il y a là une minorité d’Américains blancs qui croit que ce pays a été construit par eux et pour eux, et que les autres (les Latinos, les Noirs, les Asiatiques) ne sont que ses invités. Ils se trompent, bien évidemment : les Etats-Unis sont un pays pluriethnique et pluriculturel depuis sa fondation.

Les Américains blancs étaient fort contents d'eux-mêmes après avoir fait réélire Obama en 2012. Nombre d'entre eux s'attendaient à ce que ce geste de «générosité» les lave de leurs péchés. Ça n'a pas marché. La bonté et la tolérance n'ont pas apporté la prospérité. C'est peut-être la raison pour laquelle tant de partisans de Trump ont décidé de jeter la tolérance aux orties. Comme l'a rapporté récemment le New York Times, dans les meetings de Trump, les participants hurlent «fuck those beaners» (terme injurieux pour désigner les gens de descendance mexicaine), crient «construisons le mur» et arborent des «Fuck Islam» sur leurs tee-shirts. Ils vocifèrent des insultes contre Hillary Clinton («Pendez-la, cette salope») dont ils font une sorte de bouc émissaire pour tout ce qui les accable et, surtout, pour leur sentiment d'impuissance. Ils sont nés - croient-ils se rappeler - dans un pays dont le pouvoir et les possibilités étaient illimités. Un pays qui envoyait des gens dans l'espace (notre flotte d'engins spatiaux habités est désormais inexistante), où les maisons de banlieue étaient bon marché, où l'on trouvait de bonnes écoles publiques et des emplois manufacturiers valables, où même quelqu'un qui n'avait qu'un diplôme du secondaire pouvait acheter une maison de banlieue abordable pourvue d'une piscine ou d'un autre accessoire de luxe. Un véhicule puissant, de l'essence pas chère, des cigarettes peu taxées et la liberté de dénigrer d'autres cultures en public sans encourir de protestations : tout cela a disparu. Et ils sont furieux. Hillary (dont Obama a fait sa ministre des Affaires étrangères) ainsi que les démocrates et tous leurs partisans noirs ou basanés sont tenus pour responsables de ce qu'ils considèrent comme un système politique «truqué» (selon le mot de Trump), biaisé en leur défaveur.

L’addiction aux opiacés

Les Blancs pauvres savent que le reste du pays les regarde avec dédain. Après tout, le qualificatif injurieux de «white trash» (3) reste l’épithète ethnique socialement la moins acceptable de la culture américaine. Et malgré tout le venin craché en public dans les meetings de Trump, on sent un courant bien plus profond qui charrie de la haine de soi et des blessures. Pendant l’ère Obama, c’est aussi l’addiction aux opiacés qui s’est étendue, y compris à l’héroïne et au médicament antalgique Oxycontin. Cette épidémie a envahi de nombreuses communautés rurales au cœur du pays (là où Trump puise son soutien le plus important) ainsi que la vieille «Rust Belt» (4), très décatie, où les accords de libre-échange ont décimé l’industrie.

Dans nos plus grandes villes, au contraire, l'acceptation croissante de la diversité (surtout dans la classe moyenne) ainsi que l'approfondissement de l'intégration raciale et culturelle des institutions de culture publique ou privée comptent parmi les réussites les plus éclatantes de l'ère Obama. Les Latinos poursuivent leurs avancées politiques dans tout le pays. Parmi les voix les plus puissantes et les plus influentes de la littérature américaine, figurent des gens de couleur, y compris le commentateur Ta-Neshi Coates et le romancier Junot Díaz. Le mariage entre personnes de même sexe est devenu légal. Lors de sa campagne présidentielle de 2008, Obama (comme la plupart des Américains) avait déclaré qu'il croyait que le mariage était un lien institutionnel «entre un homme et une femme». Mais la présence de plus en plus visible de gays dans tous les domaines de la vie américaine (le monde du spectacle, le sport, l'administration ou le commerce) a entraîné une série de victoires rapides, tant juridiques que politiques, du mouvement pour les droits des LGBT. Il y a huit ans, personne n'aurait pu prédire qu'une lame de fond soutiendrait les transgenres ; mais maintenant, ils ont eux aussi gagné des batailles dans leur quête d'un traitement égalitaire devant la loi.

Une époque de paradoxes

L’ère Obama a donc été une époque de paradoxes de plus en plus accentués. Elu en tant que candidat de la paix, il a continué à faire la guerre au moyen de drones. Son gouvernement a été marqué par le progrès de la tolérance culturelle mais aussi par le bouillonnement de la colère raciste. Obama a fait passer une réforme majeure de notre système de santé, donnant ainsi à des millions de personnes un accès aux soins médicaux. Mais il a également été impuissant à arrêter les tueries de masse dont ont été victimes aussi bien des élèves d’école primaire que des fidèles dans une église et des fêtards d’une boîte de nuit gay.

La plupart des Américains croient au pouvoir de la tolérance. Ils voient en la diversité ethnique et culturelle l’une des sources de la force des Etats-Unis d’Amérique. Ils sont encore fiers d’avoir élu à la présidence un Noir, fils d’un immigrant africain. C’est pourquoi ils battront Donald Trump - et je prédis qu’ils le feront par une marge substantielle - lors de l’élection de novembre. Ce qui viendra alors, dans l’ère qui suivra celle d’Obama, nul ne peut le savoir.

Traduit par Pierre Furlan

(1) Les vies des Noirs sont importantes.

(2) Toutes les vies sont importantes.

(3) Raclure blanche. Désigne en général des Blancs pauvres du Sud rural.

(4) Littéralement, ceinture de la rouille. C'est le nom donné à une région de l'Est des Etats-Unis qui s'étend de Chicago au littoral atlantique et au Canada. Autrefois centre de la sidérurgie et de l'industrie automobile, elle est aujourd'hui paupérisée par le déclin de l'industrie.

Dernier ouvrage paru en France : The Tattooed Soldier (1998), publié en français sous le titre Jaguar, trad. Pierre Furlan, Paris, éd. Belfond, coll. «Littérature étrangère», 2014, 430 pp.