C'est un safari exotique low-cost, le premier du genre. Le dépaysement à moindres frais, sans partir de chez soi, en «faisant le bien» et en attirant sur soi l'admiration de ses amis Facebook : la visite du camp de réfugiés à Calais. «The jungle», pour les initiés et ceux qui souhaitent en être, avec ses déclinaisons d'humour grinçant : la librairie «The Jungle Books», la cabane de Baloo, les restaurants «New Kabul» et «British Hotel», des graffitis pleins de promesses tels London Calling et Welcome to the UK, l'autoproclamée ambassade du Koweït, un drapeau français célébrant avec ironie l'hospitalité hexagonale, des capsules vides de gaz lacrymogène décorant en guirlande la devanture d'un barbier de fortune… Ici, pas besoin de passeport, de visa ou d'autorisation - il suffit de se conformer aux fouilles policières des véhicules à l'entrée. A certains moments, la jungle a tout d'un zoo. Tandis que chacun, dans la ronde des touristes, photographes, journalistes, chercheurs, bénévoles, employés d'ONG et Calaisiens charitables, s'évertue à faire valoir la légitimité de sa présence, les migrants désœuvrés regardent, amers ou méfiants, avec apathie ou un embarras poli, défiler ce petit monde étrange dont les intentions réelles leur demeurent inconnues.
Certains ont une raison d'être ici : les employés d'ONG et bénévoles dont le rôle est défini et les compétences, professionnelles. Dans les regards de ces anonymes actifs se devine un mépris à peine dissimulé pour le reste des visiteurs de passage, parmi eux des jeunes qui se disent «réfugiés du capitalisme», comme on peut le lire sur le mur d'une école improvisée ; de débonnaires babas cool qui veulent croire en une communauté des pauvres, laïque et multiculturelle, unie par la solidarité et la musique ; ou encore ceux qui se voient comme d'intrépides aventuriers ayant le cran de vivre au milieu du camp et de devenir les amis des réfugiés jusqu'à finir par devenir «l'un des leurs». Une tentative - louable mais illusoire - d'abolir le gouffre qui les sépare : les bénévoles, eux, pourront toujours rentrer chez eux par le prochain bus ou ferry. On donne des cours d'anglais ou de français, on s'amuse avec les enfants, on chante, jusqu'au moment où nos aventuriers se découragent ou doivent regagner leurs pénates.
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Il y a aussi les bénévoles dont on ne sait pas s'ils font partie d'une association ou s'ils sont là à leur propre compte. On les croise tous les jours, à discuter avec des gens qui leur ressemblent et faire de grands sourires aux migrants qui les regardent avec curiosité, ou à jouer aux assistants sociaux, vaguement infantilisants, implorant les migrants de rejoindre leur «atelier de percussions» qui se résume à taper deux bâtons ensemble pour tuer le temps. La jungle abrite aussi des journalistes, qui prennent des photos et disparaissent.Et puis il y a les touristes, apprentis reporters. Comme cette femme débarquant dans la cour de l'école de fortune, sans un bonjour, pour prendre des photos. «Vous comptez en faire quoi, de ces photos ?» Et elle de répondre, d'un ton qui se veut rassurant : «Ah, mais c'est pas pour publier sur Facebook, hein ! C'est pour moi.» Un souvenir de vacances, donc.
Enfin vient le groupe d'amies, 18-20 ans, qui se partagent une barquette de frites en déambulant dans les rues du campement, comme elles le feraient à Marrakech ou Bangkok, excitées par l'aventure. Etrange et inattendu pot-pourri, qui réunit ce que le tourisme a de pire, en ce lieu qui s'appelle «jungle» parce qu'il n'y règne aucune loi. Chacun s'arroge le loisir de faire comme bon lui semble dans cette zone de non-droit, sans contrôle social et sans règles. Une cacophonie de charitabilisme.
«Ne dites rien à ces gens. Ils promettent des choses sans jamais revenir. C'est trop cher pour eux d'aller en Afghanistan, ici ils ont l'impression d'y être et c'est gratuit», dit un Afghan. Face à lui, la horde protéiforme change de visage tous les jours. Les questions sont toujours les mêmes : sur leurs origines, leur parcours, leur destination, les raisons de leur fuite, le prix du passage… «Don't ask me about my life, I don't want to talk», lit-on, écrit au marqueur sur une table.«I hate journalists», nous a dit un migrant somalien.
Comment se comporter et s'habiller dans ce no man's land multiculturel ? Seule la présence hostile des escadrons de CRS indique qu'on est France. Les bénévoles de longue date conseillent aux visiteurs de porter des pantalons très larges, d'attacher leurs cheveux (voire de se couvrir la tête) et de porter des chemises amples. Est-ce pour éviter d'offenser les sensibilités culturelles supposées, et sans doute surinterprétées, de chacun ? Ou pour «se fondre dans le décor» ? La très grande majorité des bénévoles sont des femmes. Certaines fument, cheveux lâchés, et plaisantent avec les réfugiés en leur passant parfois un bras sur l'épaule. Eux sont gênés ou ravis : «Je viens ici car les volontaires sont jolies», confie l'un d'eux. Les réfugiées, elles, ne font que passer furtivement. On leur organise parfois des «ateliers beauté» - car elles demeurent des femmes et on estime qu'elles doivent rester plaisantes à regarder. C'est le réflexe systématique des projets d'assistance dédiés aux femmes, l'atelier beauté. En réalité, c'est la seule activité à laquelle elles participent, les cours de langue étant mixtes - et donc entièrement masculins.
Et nous ? Nous sommes là, petite équipe de huit, qui ne savons pas trop ce que nous y faisons. Nous sommes payés pour mener des entretiens afin d’évaluer la faisabilité d’un projet permettant d’épargner ou de transférer de l’argent. A la fin de la journée, on se raconte ce qu’on a fait, on tire des conclusions sur les besoins et… on recommence le lendemain. On note tout dans un carnet et, au terme de notre séjour, nous n’en ferons rien, faute de financement et d’appui institutionnel. Cautère sur une jambe de bois, les bénévoles ? Au moins font-ils un peu de bien, à une petite échelle. Et sans doute de leur mieux. Nous ne pourrons même pas justifier moralement de notre présence : le projet - mal préparé, mal organisé - aura fait de nous des touristes améliorés, doués d’une certaine conscience éthique et, désormais, de regrets. Nous nous serons bornés à énumérer les évidences : développer l’accès à l’éducation, à l’électricité, à Internet, et assurer la sécurité des occupants.
Une chose est sûre : on ne s'improvise pas humanitaire du jour au lendemain, et les bons sentiments ne suffisent pas. Quand l'Etat se désengage, que le grand public préfère s'impliquer directement, on en arrive vite au safari. Au zoo participatif. A la jungle.