La multiplication des attentats terroristes ? La faute à l’Etat de droit ! L’incomplétude de l’action contre les terroristes ? La faute à l’Etat de droit ! La tentative du renversement du président Erdogan par des militaires ? La faute à l’Etat de droit ! L’afflux des réfugiés politiques en Europe ? La faute à l’Etat de droit ! Les résistances aux gouvernements élus de Pologne et de Hongrie ? La faute à l’Etat de droit !
Mais c’est quoi, l’Etat de droit ? C’est quoi cette chose qu’il faudrait supprimer pour que les terroristes soient terrassés, pour que Recep Tayyip Erdogan, Beata Szydlo et Viktor Orbán gouvernent librement et que l’Europe soit tranquille derrière ses murs ? Cette chose est une forme singulière d’Etat. Les juristes distinguent, en effet, trois formes d’Etat. L’Etat de police d’abord, qui permet aux gouvernants de concentrer entre leurs mains le pouvoir de faire la loi, le pouvoir de faire exécuter la loi et le pouvoir de juger de son application selon leur seul bon vouloir et sans contrôle possible. L’Etat légal ensuite, qui soumet le pouvoir exécutif, l’administration et la justice au respect de la loi votée par le Parlement, loi qui, expression de la volonté générale, est incontestable et ne peut donc être jugée. L’Etat de droit enfin. Ici, un débat se noue entre juristes. Pour les uns, la notion «Etat de droit» est tautologique car tout Etat est nécessairement un Etat de droit, avec un système normatif produit, appliqué et contrôlé par les autorités habilitées à ces différentes tâches. Pour d’autres, l’Etat de droit ne peut pas être l’Etat de n’importe quelle loi ; les lois votées par le Parlement doivent être soumises au respect d’un droit qui leur est supérieur et qui fonde en conséquence la légitimité d’un contrôle juridictionnel des lois.
Evidemment, par cette querelle juridique s’expriment plusieurs enjeux. Un enjeu politique, puisque pour les premiers un Etat totalitaire, autoritaire ou fasciste peut être qualifié d’Etat de droit dès lors qu’il a une Constitution qui habilite les autorités à prendre les décisions, alors que pour les seconds la qualification d’Etat de droit dépend de la nature démocratique du droit auquel l’Etat se soumet. Un enjeu philosophique dans la mesure où si un droit s’impose à l’Etat, il convient de savoir quelle est la source de ce droit, son contenu et sa nature. Certains vont chercher les réponses dans la nature ; mais, disait Héraclite, elle aime à se cacher. D’autres vont les chercher dans un dieu ; mais ses paroles sont souvent difficiles à décrypter. Plus simplement, il faut chercher ce droit qui s’impose à l’Etat dans les déclarations des droits de l’homme et du citoyen écrites par les hommes en 1789, 1946, 1948 ou 1950. Ces droits, écrivait le doyen Georges Vedel, sont immanents quand ils se font et transcendants quand ils sont faits. Ils sont le résultat des luttes sociales menées par quelques hommes pour tous les hommes.
Ceux qui ont construit l’Etat moderne ont pensé sa dimension tragique. Il est à la fois ce qui permet l’émergence de la figure du citoyen et ce qui peut l’étouffer. En effet, dans la nature, les hommes sont pris dans leurs déterminations sociales - sexe, âge, profession, religion, revenus… -, ils sont pris dans leur être social situé, ce qui fait nécessairement apparaître les différences entre les hommes, les inégalités de fait dans la répartition du capital économique, culturel, symbolique… Si les sociétés en restaient à ce moment-là, elles produiraient une représentation d’elles-mêmes où l’inégalité des conditions aurait la place centrale en ce qu’elle fonderait et le principe de regroupement des hommes et le fondement légitime des règles. L’Etat est, précisément, cette scène qui offre aux hommes la possibilité de «sortir» de leurs déterminations sociales, de ne plus se voir dans leurs différences sociales, mais de se représenter comme des êtres de droit égaux entre eux. Sieyès le disait : du point de vue de la citoyenneté, les différences de sexe, d’âge, d’origine n’ont pas d’importance ; la qualité de citoyen est le schème par lequel les hommes peuvent se percevoir et se reconnaître comme des égaux. Le moment «Etat» est ainsi, dans la construction d’une société, le moment qui permet aux hommes de sortir du communautarisme «naturel» et de se percevoir dans une relation politique d’égalité. Et dans ce travail, le droit, et en particulier la Constitution, est et reste l’instrument le plus efficace.
La tragédie qui se noue vient de ce que, de moment particulier, l’Etat tend à devenir moment total. Comme forme politique, il a tendance, comme tout ensemble d’institutions, à développer sa logique propre de forme, à dépasser sa «fonction» de construction de la figure du citoyen, à accroître son espace d’intervention et à envahir progressivement toutes les sphères d’activités sociales. Il devient ainsi la forme organisatrice et totalisante de la société et, d’instrument d’objectivation politique, il devient instrument d’aliénation politique. Selon l’image de Marx, l’Etat devient un «boa» ; il se retourne sur la société qui l’a produit et finit par étouffer la démocratie.
Pour que l’Etat n’étouffe pas le citoyen, il faut que le droit lui garantisse aussi bien le respect de la vie privée, la liberté d’aller et venir, l’inviolabilité du domicile que la faculté de s’exprimer et d’agir collectivement pour proposer des normes nouvelles. Tel est le sens philosophique de l’Etat de droit. En rappelant les principes que la Constitution énonce - la présomption d’innocence, le principe de non-rétroactivité des lois pénales, les droits de la défense, la liberté d’expression, le droit à la santé… -, le droit oblige à une réflexion sur le sens, la valeur, la portée que peut représenter pour le «bien commun» l’adoption de telle ou telle loi ; il crée une distance avec l’immédiateté, avec la rapidité, avec l’émotion. Et il n’est pas contraire à l’idée démocratique que le temps de réflexion l’emporte sur le temps de l’émotion. Car la volonté générale ne se produit pas spontanément, ni dans l’insouciance de l’instant ; elle se «fabrique» avec mesure, avec prudence, et le droit est cette instance qui permet au temps court, léger et parfois étourdi d’une initiative législative de se confronter au temps long des principes que la Constitution énonce.
Toutes les tragédies du XXe siècle ont pour cause l'oubli, ou l'ignorance, ou la destruction de la conscience de soi, quand les hommes abdiquent ou sont contraints d'abdiquer leur moi dans un grand tout : le parti, l'Etat, la religion, la race… Et ce qui fait la conscience humaine, c'est le sens critique, la tension permanente entre certitude et doute, c'est le fameux «Que sais-je ?» de Montaigne. Les valeurs portées par l'Etat de droit expriment cette tension constitutive de la conscience humaine puisqu'elles sont des promesses que la misère du monde interroge sans cesse. L'égalité entre les hommes et les femmes, la liberté individuelle, la fraternité sont, entre autres, des valeurs constitutionnelles que l'exclusion, les injustices, l'arbitraire démentent quotidiennement. Ainsi, les valeurs de l'Etat de droit permettent aux hommes de prendre conscience de leur statut de citoyen, c'est-à-dire de sujets de droit autonomes, capables de s'autodéterminer, de maîtriser leur histoire, de la réfléchir, de la discuter et de la penser. Dans Etat de droit, il y a droit. Si on enlève droit, il reste Etat. Un monstre froid, disait Nietzsche.