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Libération
TRIBUNE

A Calais, «l’indifférence n’est pas la seule réponse»

En réponse à une tribune critiquant le comportement de certains volontaires dans la «jungle» de Calais, la photographe Aglaé Bory salue la présence de ces bonnes âmes, néanmoins en proie à un questionnement sur la légitimité de leur présence auprès des migrants.
Une bénévole donne un cours de français à des migrants, dans la «jungle de Calais», le 12 août. (Photo Philippe Huguen. AFP)
par Aglaé Bory, photographe
publié le 26 août 2016 à 10h54

Je suis photographe et je réalise des portraits de réfugiés et de bénévoles pour une association en lien avec l'auberge des migrants, qui œuvre dans le camp. A ce titre, je voudrais réagir à la tribune publiée le 16 août dans Libération, Dans la «jungle», une faune charitable, de Tara Bate. J'ai également été confrontée à la question de la légitimité à me rendre dans le bidonville, et je n'ai pas de réponse définitive. Ce questionnement est d'ailleurs le même qui nous habite face aux nombreuses problématiques de notre monde complexe. Nous sommes de plus en plus confrontés à des situations paradoxales voire contradictoires face à nos choix de vie individuels et collectifs.

Je me suis ainsi rendue à plusieurs reprises dans le bidonville depuis quelques semaines, ce qui ne me permet pas pour autant d’avoir une vision précise de la situation. Néanmoins je voudrais venir nuancer les propos de Tara Bate.

Mon point de chute dans le bidonville est l’école laïque du chemin des dunes. Il faut effectivement trouver une porte d’entrée au camp. Il est impossible dès lors que nous essayons d’agir avec respect, de pénétrer dans la lande par effraction. L’extrême violence des conditions de vie des réfugiés impose une discrétion afin de ne pas attenter à la dignité avec laquelle ils tentent chaque jour de survivre.

Nous y rencontrons toutes sortes de gens. Beaucoup de volontaires œuvrent de pied ferme chaque jour à l’élaboration et à la distribution de repas, à la fabrication d’abris, à la distribution de vêtements et de produits de première nécessité. Ces bénévoles viennent de pays et d’horizons différents. Des étudiants, des retraités, des salariés qui prennent leur temps de vacances. Certains œuvrent sur le camp même. D’autres restent uniquement dans le hangar de l’association où ils cuisinent, collectent, trient, réparent, fabriquent ce qui sera ensuite amené dans le bidonville. Et ne rapporteront pas de leur séjour des selfies entourés de réfugiés. D’autres encore viennent dans les écoles dispenser des cours de français et d’anglais, très appréciés des réfugiés ou réaliser des photos d’identité pour leurs démarches administratives. Tous donnent de leur temps. Sont-ils animés par un désir de solidarité altruiste ou égoïste ? Difficile de juger. Certains ont laissé leur vie derrière eux sans divulguer les raisons de leur implication totale. Leur humilité est le socle de l’efficacité de leur entreprise.

Il y a aussi des «No Borders», des gens à la marge de notre société qui souvent vivent dans des conditions de confort proches de celles des réfugiés. Il y a des militants anarchistes, des «réfugiés du capitalisme», qui jouent de la guitare. Il y en a qui se baladent, qui veulent voir. Les journalistes, c’est vrai, sont détestés des réfugiés qui sont victimes quotidiennement de la violence de l’inaction gouvernementale et de celle de la répression répétée. Les journalistes sont donc signe pour eux de présence inutile au changement.

Mais toutes ces personnes qui entrent et sortent, travaillent, accompagnent, aident ou simplement circulent dans le bidonville sont aussi la preuve que l’indifférence n’est pas la seule réponse de la population civile à ce scandale humanitaire. Même si les grillages et barbelés de certains riverains visiblement excédés nous laisseraient penser le contraire.

Les lieux de vie, restaurants et échoppes ne sont pas le seul produit de volontaires blancs en mal d’aventure qui colporteraient des modèles de gestion alternatifs et affubleraient ces restaurants, écoles et autres bibliothèques de noms cache-misère et joyeusement utopiques. Ils sont aussi le fruit d’une volonté des réfugiés eux-mêmes de recréer de l’activité, du sens et du lien social dans cette vie hors-norme, hors-sol.

Comme partout, il y a des gens qui agissent avec intelligence et d’autres avec moins de réflexion. Comme partout, il y a des conflits d’intérêts, des manifestations égotiques et des tentatives de prise de pouvoir. Des concurrences, des rivalités, des attitudes naïves voire indécentes. Des curiosités déplacées. Mais tout ce va-et-vient permet ainsi de maintenir ce que l’on appelle «la jungle» en lien avec le monde, avec notre société. Cela crée un mouvement, un flux qui emporte la jungle dans la vie.

La population civile qui s’implique et se concerne vient palier tout autant qu’elle les met en lumière, les graves manquements de l’Etat français. Son action, légitime ou contestable, répond au sentiment effrayant d’impuissance qui nous paralyse quand la seule échéance électorale n’est plus une réponse suffisante à notre ambition citoyenne. Mais il est vrai aussi que l’action que chacun est en droit de mener dans le bidonville de Calais peut provoquer un terrible sentiment d’imposture et d’agitation inutile tant la tâche est immense et urgente à mener.