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Raison et sentiments (4/4)

Mériam Korichi: «Rien n'a plus mauvaise réputation que de lancer un appel aux bons sentiments»

Dans son dernier ouvrage, voyage dans l’histoire de la langue, la philosophe retrace l’évolution de l’expression «bons sentiments», qui n’a pas toujours eu la connotation négative qu’on lui accole aujourd’hui.
(Dessin Harry Tennant)
publié le 26 août 2016 à 18h51

Notre époque est-elle allergique à la sentimentalité ? Associés au miel, à la guimauve, les «bons sentiments» dégoulinent. Mièvres, artificiels, paresseux, ils sont systématiquement moqués, dénigrés, méprisés. Comment une chose qualifiée de bonne en vient-elle à signifier son contraire ? Dans

Traité des bons sentiments,

qui sort la semaine prochaine aux éditions Albin Michel, la philosophe et dramaturge Mériam Korichi (photo DR) explore les différents usages de l’expression «bons sentiments» et analyse un brouillage de sens derrière l’évidence de la formule. Il n’a d’ailleurs pas toujours été de bon ton de critiquer les bons sentiments. Et si, aujourd’hui, à travers la multiplication de foules pacifistes comme celles du 11 janvier ou de Nuit debout, les bons sentiments reprenaient une connotation positive ?

Qu’entend-on généralement par l’expression «bons sentiments» ?

Tout et son contraire. Il faut distinguer d’une part l’expression, les bons sentiments dans leur généralité, et d’autre part des sentiments singuliers tels que la compassion, la pitié ou l’empathie, qui peuvent être qualifiées de bons ou de mauvais mais qui y sont généralement associés. On a là deux zones sémantiques et conceptuelles différentes.

L’expression elle-même, les bons sentiments ainsi désignés, affirme qu’ils sont toujours bons. Or, aujourd’hui, elle déploie tout un spectre de significations négatives. C’est un usage extrêmement critique qui prédomine, rien n’a plus mauvaise réputation que de lancer un «appel aux bons sentiments». Et cet usage pose un problème de cohérence logique puisqu’il affirme une contradiction : les bons sentiments sont bons mais ne sont pas bons. Paradoxalement, si le sens négatif a acquis un fort degré d’évidence, ce qui caractérise justement l’expression est la difficulté de voir ce à quoi il est fait référence. Les bons sentiments peuvent épingler tour à tour la mièvrerie, la compassion dangereuse, l’illusion morale, le moralisme, la paresse intellectuelle, la rouerie politique. Il y a un caractère contradictoire dans l’usage contemporain de l’expression, les bons sentiments sont artificiels et en même temps naturels car ils sont tous les traits de l’effusion émotionnelle, ils sont à la fois puérils, spontanés et calculateurs. Quand on analyse les discours, on se rend compte qu’il y a un nœud menaçant la cohérence même du langage. On en vient à ne plus savoir de quoi on parle.

Les bons sentiments n’ont pas toujours eu ce sens négatif. Comment une chose qualifiée de bonne en vient-elle à signifier quelque chose de mauvais ?

Il faut remonter aux usages antérieurs pour comprendre le basculement. Au XVIIsiècle, quand les auteurs parlent des bons sentiments, c'est positif, il n'y a aucune ombre au tableau. On sait dans quel système de référence on se situe. Avant d'entrer dans le domaine de la morale, chez Madame de Sévigné, chez Descartes, les bons sentiments sont comme un présupposé cognitif, quelque chose qui parle de la manière de connaître les choses et de les considérer. L'expression est aussi utilisée dans un sens général comme désignant un milieu mental qui implique une manière bienveillante d'envisager les choses pour mieux les questionner, les appréhender et les connaître. On pourrait dire que le cartésianisme en appelle aux bons sentiments.

On est encore loin du dénigrement des sentiments…

Certes, mais les philosophies rationalistes du XVIIsiècle jettent les bases d'une distinction très forte entre la raison, qui va devenir pure avec Kant, et la sensibilité. Si les passions sont revalorisées au XVIIIe siècle, il y a toujours une suspicion vis-à-vis des sentiments, une espèce de contrôle que la raison philosophique a toujours voulu exercer sur les passions. Il y a alors un infléchissement des bons sentiments dans un sens moral. Le travail des philosophes de l'époque sur la notion de sentiment a directement rapport à la définition de la nature humaine dans son milieu naturel, c'est-à-dire dans la société. Quels sont les principes et les fondements du bien conduire ? Qu'est-ce qui rend problématique le rapport entre les hommes ? Est-ce qu'il y a un principe corrupteur à l'intérieur de la nature humaine ? Ce n'est pas une surprise que le sentiment soit au bout du compte dévalorisé car, d'un côté, les sentiments ont fini par avoir un sens surtout moral et, de l'autre, la morale, dans ses messages et ses valeurs, a fini par être questionnée et remise en question… Et ces significations sont passées de la langue philosophique à la langue littéraire et finalement à la langue courante. Les bons sentiments sont un très bon exemple de la façon dont le langage capture l'évolution des doctrines de pensée.

C’est ce passage dans le domaine de la morale qui fait que les bons sentiments deviennent suspects ?

La dépréciation des bons sentiments est le produit d’un double processus : à mesure que leur signification devient morale, la moralité elle-même est critiquée. Comment définir absolument le bien et le mauvais ? La question sème le trouble et, au bout du compte, quand la bonté elle-même perd son fondement absolu, les bons sentiments perdent leur positivité, leur évidence de bonté, l’évidence qu’ils sont à valoriser. On a, d’une part, cette critique de la morale et, d’autre part, le rejet du sentiment, comme l’illustre parfaitement le point de vue que déploie Flaubert dans son œuvre et sa correspondance.

Avec Lamartine, on fait le lien entre les bons sentiments et le thème de l’amour de l’humanité qui donnera lieu au dénigrement de l’humanitaire, encore très présent aujourd’hui…

Lamartine fait partie de cette génération romantique qui prend à bras-le-corps une vision positive du progrès moral de l'humanité. Il défend un certain nombre de grandes causes qui vont porter le nom d'«amour de l'humanité» mais, très vite, on arrive à «humanitaire», un mot créé au milieu du XIXe siècle pour désigner spécifiquement la partie affective et militante de l'attachement à l'humanité et la motivation à l'action, parce que le mot «humaniste» a fini par signifier autre chose. Le point de vue ironique et critique vient des hommes de lettres, tel Musset, qui dénoncent à la fois la niaiserie sentimentale et les ambitions politiques et sociales qu'illustrent les étendards humanitaires. Le mot donne «humanitarisme» et même «humanitairerie»…

Très rapidement dans les dictionnaires, une précision, une modalisation est apportée, le mot «humanitaire» signifie «qui prétend faire le bien». Prétendre, ça désigne une intention mais on voit très bien comment cela peut impliquer l’idée d’une prétention vaine. C’est le Dictionnaire de l’Académie française qui met à distance ce que fait Lamartine. Il y a déjà un processus d’inflexion du sens.

Pourquoi les bons sentiments sont-ils souvent jugés artificiels ?

Ce thème de l'articificialité naît au XIXe siècle, au moment où le concept de société émerge comme une alternative à la nature. L'homme, afin de se plier aux normes de la société, se doit de ne pas suivre sa nature si celle-ci doit l'opposer à ces règles… A l'époque, la défense de la moralité s'oppose à la nature brute, c'est-à-dire donnée et sauvage. Elle est cruciale pour soutenir cette séparation et cette opposition, pour apporter un argument essentiel afin d'affirmer le concept de civilisation humaine comme une idée régulatrice. La morale et les bons sentiments, comme fruits du développement social, continuent dès lors d'être préconisés quand on valorise la société et ses valeurs constructivistes et artificielles. Promu pour faire valoir la moralisation des rapports humains originairement brutaux, le thème de l'artificialité des bons sentiments devient à l'inverse un argument pour les stigmatiser, et les rejeter. Aujourd'hui, les idées de vanité et de futilité connotent aussi l'emploi de l'expression. Les déclarations morales sont par exemple considérées comme factices et dérisoires. Les bons sentiments et l'imagerie qui s'y rapporte - rassemblement, cœur sur la main, sourire, tous les émoticônes un peu idiots - passent pour du divertissement, du spectacle.

Finalement, les bons sentiments ne sont-ils qu’une chimère au bord du non-sens ?

Je pense que les bons sentiments ont à voir avec l’appréhension du plus grand nombre quand il est rassemblé. Les regroupements récents qui ont suivi les attaques terroristes, c’est plein de bons sentiments ! Face au leitmotiv «on est en guerre», on observe des réactions populaires, comme celle du 11 janvier 2015, qui refusent absolument ce discours-là. Les individus font la part des choses, ils sont là, simplement, et ne tirent pas de conclusion hâtive. Je fais du bon sentiment mais je ne pense pas que ce soit illusoire !

Il y a toute cette lignée de rassemblements spontanés qui, depuis le flower power, irrigue et peine à trouver une configuration politique nette, ça reste résolument horizontal, éparpillé et flou. Les bons sentiments, ce n'est ni la compassion toute seule, ni l'empathie, ni la pitié, ni tout ça ensemble. C'est surtout une expression qui ouvre un domaine de sens flou et vague impliquant un rapport positif de l'individu à la multitude. Et donc qui s'oppose à une vision tragique et négative de l'histoire.

Qu’est-ce que ça dit de notre société, cette critique des bons sentiments et de la bonté ? La preuve d’un pessimisme ?

On nous rebat les oreilles de cette vision décliniste, négative, de perte de confiance. Mais, en même temps, il est très important de faire une distinction entre ce que la multitude a dans la tête, comment elle pense, et ce que les discours publics construisent. Si je peux faire une conclusion quant à la société, elle serait plutôt optimiste, en raison justement de cette démultiplication des foules. C’est quand même très intéressant de voir que, de la vision de la masse comme dangereuse, on est passé à celle de foule pacifiste et rassemblée qui véhicule des idées de fêtes, de rassemblement, de puissances individuelles mutualisées. C’est ça, le débouché des bons sentiments. Peut-être qu’une autre vie sémantique attend l’expression «bons sentiments»… Mais j’observe surtout la manière dont les discours publics viennent construire une tout autre vision des choses, plus négative et contraignante, prescriptrice, s’opposant en revanche à ce que véhiculent les images. Ainsi, j’en viens à opposer discours et images dans la construction du sens de ces notions fondamentales.

Je prends beaucoup en compte l’art contemporain dans mon travail et j’ai l’impression que l’on pourrait parler actuellement d’un changement de paradigme dans l’art, un infléchissement vers le doux, l’émotion, le sentimental. Peut-être que nous n’avons plus besoin de réveiller, mais plutôt de sensibiliser. Le prochain programme de la Nuit blanche à Paris, c’est un parcours sentimental à travers la ville, on est en plein dedans !