Tu n’y échappes pas, il faut que tu rentres - où ? Dans ta coquille ?
Mais d’abord, tu es partie. Tu avais besoin de vacances. Tu es allée voir les Damnés au Festival d’Avignon. A la fin, le survivant de la famille maudite dont tu suis l’histoire depuis deux heures te tire dessus à la mitraillette. Tu as beau savoir que c’est du théâtre, tu l’oublies complètement. L’espace de dix secondes, tu vis un événement que tu n’as jamais vécu : tu meurs. L’effroi te glace. Tu vois et tu entends les crépitements stroboscopiques là-bas sur la scène, tu es Charlie, tu es au Bataclan, tu ne peux rien faire, tu es foutue.
Deux jours plus tard, tu vas à Nice rejoindre des amis. C’est le 14 Juillet. Ils sont sortis chercher le bal avec leurs enfants, les premières sirènes de police sillonnent la nuit, tu les appelles, tu leur dis de rentrer tout de suite, les enfants éclatent en sanglots. Le lendemain, tu te rends à l’appel au don du sang, il y a déjà tellement de monde qu’on vous dit de rentrer chez vous, de revenir en août. Dans la file d’attente, une femme voilée patiente. Tu as envie de l’embrasser, de lui dire qu’elle est courageuse, mais tu ne le fais pas. Les jours suivants, des Niçois boivent des bières au café du coin en beuglant : «Ils n’ont qu’à rentrer au Qatar.» Une autre fois, tu traverses la rue avec ton panier de courses, une voiture fonce sur toi et pile au dernier moment - les passagers se marrent comme des bossus, ton pain est tombé par terre, très drôle, les gars !
Tu rentres à Paris, tu passes tes journées à écrire et à lire. Tu n’allumes pas la radio, tu n’achètes plus les journaux. Tu n’ignores pas que les migrants continuent à se noyer dans ce grand cimetière qu’est devenue la Méditerranée, qu’il y a des attentats partout tous les jours, mais tu n’as pas envie de t’en souvenir. Tu as toujours besoin de vacances, ou plutôt de vacance, de grande vacance.
Comme l'insomnie te mine, tu te mets à regarder les Jeux olympiques. C'est Nuit debout à ta manière, mais pour te vider la tête. Tu crois que le monde va te laisser tranquille entre un coup d'aviron et un salto réussi, qu'un match des Experts va te faire le même effet lénifiant que le feuilleton du même nom. Tu sais bien que tout ça, c'est du pain et des jeux, et encore, dans les favelas, souvent c'est sans le pain. Mais tu as besoin de voir des gens qui ont l'air de savoir exactement où est leur bonheur. A la fois tu les trouves dingues de tout jouer sur la longueur d'un ongle ou une perche mal placée, à la fois tu pleures avec eux quand ils voient s'envoler leurs espérances. A la fois tu es exaspérée par leur chauvinisme idiot - tous ces fous qui s'enroulent dans un drapeau pour un chrono -, à la fois tu entonnerais presque la Marseillaise.
Quand Sofiane Oumiha, visage tout cabossé mais médaille d’argent, tombe dans les bras de l’ancien champion Brahim Asloum, et bégaie : «Je rends tellement de monde fier… C’est ça aussi la France universelle», tu hoquettes sur ton canapé tant tu te sens fière, il a raison, fière de cette mixité en acte - soudain tu y crois, de même que devant ces deux joueuses de beach-volley, leur élan quasi symétrique de chaque côté du filet, l’une en maillot de bain, l’autre en burkini, tu te prends à rêver d’un monde meilleur, d’un monde plus sport.
Certes ta jolie bulle olympique éclate bien vite et toute la géopolitique rapplique. Un judoka égyptien refuse de serrer la main de son adversaire israélien, les Iraniennes sont toujours interdites de stade, les joueuses de rugby se font traiter de pédés. Le paysage que tu avais gommé redevient étrangement familier : le patron des comités olympiques européens est arrêté en peignoir dans son hôtel pour trafic de billets, un nageur mythomane invente une agression, les dopés pissent violet à l’insu de leur plein gré. Mais deux athlètes tombées ensemble s’entraident, se relèvent mutuellement, reprennent la course. A présent, c’est la rentrée.
Comme son nom l’indique, l’été, c’est du passé. Il est temps de se réatteler à l’avenir. Sarkozy a déjà remis ses vieux habits de phobocrate, Trump a le cerveau plein de murs, et ils sont nombreux à prétendre gouverner par la terreur de la terreur.
Alors ne rentre pas, sors. A bas les murs. Et rappelle-toi le secret du triomphe des champions : «Je n’ai pas peur», disent-ils. Toi non plus. Résolution de rentrée : même pas peur.
Cette chronique est assurée en alternance par Thomas Clerc, Sylvain Prudhomme, Christine Angot et Camille Laurens.