Voilà un livre qui dérangera tout le monde, à droite et à gauche. Les libéraux au premier chef. Leur doctrine postule, en effet, que le libre mouvement de l’économie, outre qu’il est le meilleur gage de prospérité, ne produit pas d’injustice majeure. Dans une société ouverte, tous les citoyens se trouvent sur la même ligne de départ au début de leur existence, dotés des mêmes droits et des mêmes espérances. Les différences qu’on observe ensuite sont dues à l’inégalité des talents et des énergies, qui commandent le destin social des individus. C’est la loi de l’offre et de la demande qui règle la hiérarchie des revenus, en fonction de la reconnaissance conférée par le marché au travail de chaque individu.
Sociologue minutieux, analyste respecté de la «lutte des générations» dans la société française quoique jargonnant à ses heures, Louis Chauvel réduit à néant cette croyance qu’on trouve pourtant à la base de la plupart des politiques menées par les droites occidentales depuis trente ans sous l’influence du reagano-thatchérisme.
Loin de donner à chacun selon ses capacités, cette politique a engendré une explosion des inégalités rarement vue dans l’histoire de l’humanité et, surtout, renforcé l’injustice d’une société qui privilégie les plus favorisés de la naissance et maintient le plus souvent les autres dans une condition subalterne, médiocre ou franchement misérable.
En France, où l’Etat a moins reculé qu’ailleurs et où l’impôt corrige quelque peu les disparités, les revenus sont moins inégaux. Il en va autrement des patrimoines, dont la distribution concentrée fausse totalement le jeu. En d’autres termes, sur la ligne de départ, certains sont à pied avec un sac sur le dos et d’autres en voiture de luxe.
Celui qui n’a pas de patrimoine immobilier, par exemple, procuré par les parents de leur vivant ou bien hérité, devra épargner une fraction croissante de son revenu pour faire face à la hausse du prix du logement, tandis que l’autre, à revenu égal, dispose de bien plus d’argent.
Cette inégalité n’accroît pas seulement le fossé entre la classe supérieure et les autres. Elle tend à miner les bases matérielles sur lesquelles repose la classe moyenne. C’est le spectre du «grand déclassement» qui finit par atteindre la grande majorité de la population et qui éclaire la crise que traversent les démocraties. Sans une classe moyenne prospère et confiante, les partis de gouvernement finissent par perdre leur légitimité au profit des extrêmes, dont les solutions démagogiques semblent offrir un recours à la colère des victimes de ce processus.
Au-delà de toute polémique, les responsables de la droite républicaine qui s’apprêtent, s’ils sont vainqueurs, à réduire brutalement la fiscalité sur le patrimoine, devraient réfléchir aux conséquences de leur programme : ils scient la branche sur laquelle ils sont inconfortablement assis.
Sociologue et non simple essayiste, Louis Chauvel se garde de toute intervention politique directe. Il n’épargne ni la droite ni la gauche. L’inégalité sociale se double, en effet, d’inégalités tout aussi cruelles entre générations. Pour faire court, malgré les mesures prises et les réformes entreprises, la jeunesse, en tout cas celle des classes moyennes et populaires, est tenue hors les murs. En raison d’une entrée dans la vie professionnelle lente et malaisée, elle prend dans la constitution d’un petit patrimoine un retard qu’elle ne rattrapera jamais, par rapport aux plus favorisés, mais aussi par rapport au sort de leurs parents au même âge.
Dans cette évolution, la gauche au sens large a sa responsabilité : elle a constamment cherché à protéger, par l’action syndicale et par les lois sociales, les salariés en place par rapport à ceux qui entraient sur le marché du travail. Les plus jeunes peinent à trouver un emploi. En cas de difficulté, ils sont les premiers écartés. Ils devront de surcroît cotiser de plus en plus pour financer la retraite et les frais de santé de leurs aînés, tout en acquittant le remboursement d’une dette pachydermique. Une classe moyenne menacée, une jeunesse sacrifiée : tout candidat à la présidentielle doit lire Louis Chauvel. Et tout électeur.