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Libération
Chronique «Philosophiques»

Fin de partis

De Donald Trump à Emmanuel Macron, la posture antipartis devient un atout décisif et pose la question de comment représenter les conflits dans l’espace public.
Emmanuel Macron après son interview au JT de TF1, mardi, où il est venu justifier son départ du gouvernement plus tôt dans la journée. (Photo Matthieu Alexandre. AFP)
par Michaël Fœssel, professeur de philosophie à l’Ecole polytechnique
publié le 8 septembre 2016 à 17h11
(mis à jour le 8 septembre 2016 à 17h35)

Depuis plusieurs années, l’avantage politique va aux outsiders. Aux Etats-Unis, Donald Trump a triomphé sans mal des hiérarques du Parti républicain, et cela en prenant un soin particulier à dénigrer les archaïsmes du mouvement dont il réclamait l’investiture. Avec un positionnement idéologique opposé, Emmanuel Macron profite d’une conjoncture similaire en France : le fait de n’être membre d’aucun parti et de n’avoir jamais été élu devient un atout décisif. Tout se passe comme si la réussite se mesurait dans d’autres arènes que celle de la politique partisane. On parlait autrefois des candidats issus de la «société civile», il faudrait plutôt dire aujourd’hui les représentants du «monde de l’entreprise». Mais, dans tous les cas, la prime est accordée à la posture antipartisane.

Les raisons de cette défiance à l’égard des partis ont maintes fois été étudiées. Confrontés à la volatilité d’un électorat qui adapte son vote en fonction des situations ou des humeurs, les partis ont paradoxalement répondu par la professionnalisation de leurs membres. Moins les fidélités idéologiques avec un parti étaient fortes du côté des électeurs, plus les attaches personnelles entre les élus et leur mouvement sont devenues rigides. Dans ce contexte, l’outsider gagne sur les deux tableaux. Il est aussi «libre» dans ses engagements que ceux dont il sollicite les voix et infiniment moins sclérosé que les représentants du vieux monde. L’homme sans attaches partisanes prend ses concurrents de vitesse : toujours là où on ne l’attend pas, il épouse les accélérations d’une société dont on présume qu’elle change au rythme de l’opinion.

Ce passage de la «démocratie de partis» à la «démocratie du public» (1) transforme les coordonnées du conflit politique. La fonction des partis était de représenter, dans l’espace public, les oppositions économiques, sociales ou culturelles entre des groupes aux intérêts divergents. Le parti et son électorat formaient un acteur collectif relativement unifié qui s’opposait de manière pacifique aux autres prétendants. La principale difficulté résidait dans l’articulation entre l’intérêt catégoriel que l’on entend jusque dans le mot «parti» et le suffrage universel : comment s’adresser à tous en parlant au nom de quelques-uns ? Ce n’est pas un hasard si, tout au long des Trente Glorieuses, les partis communistes occidentaux ont constitué le prototype de cette forme parti. En se réclamant d’une classe déterminée (la classe ouvrière) dont les intérêts étaient pourtant censés être universels, ils ont surmonté, pour un temps, la quadrature du cercle.

La «démocratie du public» à l’œuvre aujourd’hui a brisé ce cercle, mais en occultant les conflits d’intérêts qui traversent les sociétés démocratiques. Les partis ont cru trouver le graal avec le système de la primaire où le public choisit un candidat qui devient automatiquement celui de «tous» (dans un camp donné). Mais cette limitation à un camp est encore de trop pour certains outsiders qui annoncent qu’ils préfèrent s’adresser directement à l’opinion plutôt que de passer par la case de la primaire. Dans cette logique, le suffrage universel est doué du pouvoir magique d’abolir les divergences sociales.

L'ennui est que l'on ne se débarrasse pas aussi facilement du lien entre la démocratie et la mise en scène des conflits. Là où les partis prétendaient incarner des intérêts relativement stables, les candidats sans parti arrivent sur la scène en créant des clivages au gré des opinions sondagières. Dans le meilleur des cas, il s'agit de l'opposition entre les anciens et les modernes ; dans le pire, de celle entre les Mexicains et les autres. C'est qu'il ne suffit pas de renoncer au partage gauche-droite (qui a l'avantage de confronter des intérêts politisés) pour échapper au conflit. Celui-ci ressurgit inévitablement sous la forme antipolitique du divorce entre le peuple et les élites ou de l'opposition entre «eux» et «nous».

On ne reviendra pas au système des partis que ses dérives autoritaires ont condamné. Mais la question demeure ouverte de savoir comment représenter les conflits dans l'espace public. Plutôt que d'en rester au face à face entre un homme et l'opinion, il faut donner les moyens aux groupes qui forment la société de se représenter eux-mêmes (2). La solution passe par une réforme ambitieuse des institutions : si les citoyens peuvent, de leur propre initiative, faire paraître leurs différends, ils n'auront plus à attendre que d'autres décident à leur place des clivages légitimes.

(1) Principes du gouvernement représentatif, de Bernard Manin, «Champs» Flammarion.

(2) Cette idée est au cœur du dernier livre de Myriam Revault d'Allonnes, le Miroir et la Scène (Seuil).

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Anne Dufourmantelle et Frédéric Worms.