Bien entendu, Nicolas Sarkozy n’est jamais intervenu auprès de Michel Field. C’est tout seul, de sa propre initiative, que le directeur de l’information de France Télévisions a demandé à l’équipe d’Envoyé spécial, sous la direction d’Elise Lucet, de bien vouloir surseoir à la diffusion d’une enquête, gênante pour Nicolas Sarkozy, sur l’affaire Bygmalion. C’est tout seul, de sa propre initiative, qu’il a ensuite tenté d’en précipiter la diffusion (se débarrasser au plus vite de la patate chaude). Et c’est encore de sa propre initiative qu’il est allé droit dans le mur : non seulement le témoignage choc de l’enquête a eu droit (en compensation de sa déprogrammation) aux honneurs du 20 heures de David Pujadas et… il n’a pas été déprogrammé.La date originelle de la diffusion de la version longue de l’enquête a été maintenue : ce sera bien le 29 septembre, c’est-à-dire, en plein cœur de la période que Field (de sa propre initiative, bien entendu) voulait éviter.
De la même manière, voici quelques mois, François Hollande n’avait jamais demandé au même Michel Field de virer du panel de citoyens chargés de l’interroger la turbulente syndicaliste du volailler breton Doux, Nadine Hourmant. Jamais, au grand jamais. C’est Michel Field, tout seul, comme un grand, qui avait décidé de la zapper du panel. Cessons de plaisanter, puisque Michel Field lui-même est passé aux aveux, en admettant avoir dit à l’équipe d’Envoyé spécial au cours de l’été que «le sujet devait être prêt début septembre ou début décembre, car diffuser un sujet au moment où la primaire des Républicains bat son plein fait courir le risque d’instrumentaliser France Télévisions».
Le directeur de l’information de France Télévisions livre là le fond de sa pensée : toute information est forcément manipulée. Le journalisme sert forcément des intérêts. Tolérable en période habituelle, cet inconvénient nommé «enquête» devient franchement incommodant en période de campagne. Pendant les campagnes électorales, l’information est priée de bien vouloir procéder à son autocongélation. On reste sidéré devant la réapparition, en 2016, d’une tentative de censure à l’ancienne, comme sous le regretté Alain Peyrefitte, ministre de l’Information du général de Gaulle dans les années 60, qui avait sur son bureau une sonnette lui permettant de convoquer directement le directeur de la télé. Du Peyrefitte en 2016, à l’heure de Twitter ! Comment Field-Hibernatus a-t-il pu imaginer que l’affaire ne sortirait pas immédiatement, et que ne s’en empareraient pas voracement humoristes et réseaux sociaux ?
Michel Field contre Elise Lucet, ce sont deux conceptions antagonistes du journalisme qui se sont affrontées la semaine dernière. Pour résumer, la latine contre l'anglo-saxonne. Comme la plupart des journalistes politiques français, Michel Field incarne la conception latine : née dans les antichambres des princes au XIXe siècle, la presse moderne n'en est jamais vraiment sortie. Chroniques de la cour, complicité avec les puissants, brillantes analyses, mots d'esprit assassins, le tout assorti de la pincée (ou de la louche) de vinaigre qui rend l'ensemble, tout de même, digeste pour le public. A l'opposé, à travers les séquences, désormais cultissimes, de Cash Investigation, dans lesquelles on voit la journaliste mettre le nez de ses proies dans les preuves de leurs forfaits (photos accablantes d'enfants esclaves, infographies sur la pollution, documents ultra-secrets, fac-similés), Lucet incarne une certaine tradition anglo-saxonne, toute en traque des mensonges, agressivité avec les puissants (toujours souriante, certes, on est à la télé, mais implacable tout de même), culte de la révélation, quitte à voir parfois secrets ou vilenies où il n'y a que pesanteurs bureaucratiques et maladresses.
Le souci, c’est que ces deux cultures traversent chaque grande rédaction, les mêmes médias étant chargés de l’analyse des stratégies politiques, et des enquêtes sur le financement de ces politiques. Autrement dit, ils doivent gérer les dirigeants politiques à la fois comme des sources ou des partenaires (et, dans le cas des médias publics, des actionnaires) et de potentiels gibiers de justice. C’est évidemment intenable.
Avec l’affaire Field-Bygmalion, c’est la tradition de l’investigation «à l’anglo-saxonne» qui vient de mettre l’autre KO. Si la suite de la campagne venait à le confirmer, cela marquerait une date historique dans l’émancipation politique de la télévision publique française.