De jeune femme tout à la fois plébiscitée et critiquée pour des apparitions publiques à la suite de sa greffe du visage en 2005, personnage de best-seller, mais aussi simple patiente en quête d’anonymat, Isabelle Dinoire devient héroïne de l’histoire des sciences onze ans plus tard. Des parallèles sont tissés entre son cas, celui d’autres patients qui ont succombé au cours d’une trajectoire de transplantation faciale, et toutes les «premières» de l’histoire des transplantations d’organes. On se demande alors si l’histoire invisibilisera le nom d’Isabelle Dinoire, rangé aux côtés de celui de Marius Renard (greffé du rein en 1952) ou d’Emmanuel Vitria (greffé du cœur en 1968) et une majorité d’anonymes.
Ce qui est souvent omis des récits d’innovations, c’est à quel point les patientes et les patients transplantés sont sollicités quotidiennement par le suivi postopératoire, dans un effort conjoint avec les équipes médicales qui leur sont dévouées. Ce suivi se matérialise notamment par la prise journalière d’un traitement antirejet, les séances hebdomadaires d’orthophonie, les convocations régulières à l’hôpital, les séjours en cas de rejet chronique et les tests médicaux, l’attente des résultats et les nouvelles opérations pour corriger ou poursuivre ce que la transplantation n’a pas permis de réaliser en une seule fois. Les patients (se) surveillent, tâtonnent, font l’expérience dans leur chair de ces avancées médicales. En ce sens, ils effectuent un travail considérable, qui n’est pas toujours perçu au regard des récits qui autonomisent les figures de la chirurgie les plus consacrées d’un côté et les agences de régulation éthique et sanitaire de l’autre. Entre les deux, peut-être Isabelle aurait-elle souhaité être reconnue par-delà son vivant comme la patiente pionnière qu’elle a été.
Néanmoins, serait-il moins honorable de souligner que les patients qui s’engagent dans un processus de greffe du visage ne le font pas pour la science, mais à leur seule fin ? Les patients ne se sacrifient pas sur l’autel de la recherche médicale, ils s’orientent vers une opération qui apparaît comme la plus forte chance de leur offrir une vie acceptable, dans un contexte de normes d’apparence restrictives. Ils entrent dans un service de chirurgie maxillo-faciale pour retirer une malformation qui envahit leur visage, ou remédier à la perte d’une partie substantielle de celui-ci suite à un traumatisme balistique, un accident de feu d’artifice, une morsure.
Mais ils luttent aussi, et peut-être surtout, contre la place qui leur est laissée à partir du moment où ils sont défigurés. Devenus facialement différents, parlant ou mangeant parfois de façon singulière en raison de l’atteinte à leur mâchoire, les trajectoires des patients qui s’engagent dans un processus de transplantation nous interpellent en ce qu’elles révèlent des discriminations spontanées et instituées qui les parsèment : regards intrusifs, mouvements de recul sur leur passage, mais aussi absence de reconnaissance d’un handicap insidieux et inadéquation du statut de travailleur handicapé. Figures devenues publiques ou patients restés dans l’ombre, la chirurgie a souvent représenté la seule alternative disponible en réponse à leur exclusion.
Transformer son corps et entrer dans une chronicité de patient expérimentateur, au risque de sa vie, plutôt que de se tenir si éloigné des normes d’apparence ordinaire. L’enjeu n’est pas tant de retrouver son visage d’avant que de regagner le privilège de la normalité. Les personnes qui s’orientent vers cette opération visent la plupart du temps à retourner aux rôles qu’ils remplissaient avant leur accident ou l’aggravation de leur maladie. La transplantation, plutôt qu’une série d’autogreffes, porte l’espoir d’une participation - non entravée par la défiguration - aux espaces auxquels ils appartiennent: parent au sein d’une famille, voisin dans un quartier, acteur d’un monde professionnel, anonyme dans la rue. Par l’implication dans un dispositif expérimental, la transplantation leur donne un nouveau rôle, celui de patient au sein d’une équipe médicale qui le suit de près. Loin d’être seulement des «greffées du visage», chacune de ces personnes négocie avec les différents rôles qu’elle remplit, et concilie leurs temporalités: préserver un emploi, maintenir la garde de ses enfants, participer au rythme de la vie locale, tout en séjournant régulièrement à l’hôpital et en voyant son visage évoluer au fil de ce parcours. A travers ces diverses strates de leur existence, elles créent, sous contrainte, dans et hors de l’hôpital, la vie qu’elles entendent poursuivre.